SHÂNTI
Presse (Français)
________________
LE NOUVEL OBSERVATEUR
8 Avril 1974
Maurice Fleuret
*
L'EXPRESS
8 - 14 avril 1974
MUSIQUE
Les sept jours de Royan
Sylvie de Nussac
*
TRIBUNE DE GENEVE
11 Avril 1974
Le Festival de Royan prend de l'âge
Christine Tabachnik
*
FINANCIAL TIMES
(Londres)
Avril 1974
Festival de Royan
Shanti d'Eloy
par Dominic Gill
*
LE NOUVEL OBSERVATEUR
Lundi 22 Avril 1974
MUSIQUE
L'Orient magnétique
par Jean-Claude Eloy
Propos recueillis par
Maurice Fleuret
*
LE MONDE
29 mars 1974
Musique
AU FESTIVAL DE ROYAN
" SHNTI " de Jean-Claude Eloy
Jacques Lonchampt
*
OPUS INTERNATIONAL
N¾ 51 Juin - Juillet 1974
La musique. -
SHNTI, de Jean-Claude ELOY
(XIe festival de Royan)
Martine Cadieu
*
"ART PRESS"
Septembre - Octobre 1974
Jean-Claude Eloy " Shânti "
Itinéraire d'une uvre
par Jean-Claude Eloy
*
LE QUOTIDIEN DE PARIS
Mercredi 6 Novembre 1974
Avant Première
SHANTI de Jean-Claude Eloy
"Musique d'engagement"
Gérard Mannoni
*
LE QUOTIDIEN DE PARIS
Vendredi 8 Novembre 1974
musique : la critique de Gérard Mannoni
"SHANTI"
de Jean-Claude Eloy
Les difficiles chemins de la paix
*
LE MONDE
10-11 novembre 1974
ARTS ET SPECTACLES
"SHNTI" de Jean-Claude Eloy
Jacques Lonchampt
*
THE DAILY CALIFORNIAN
4 février 1975
Berkeley, Californie
(Université de Californie)
A Modern Musical Visionary
(Un visionnaire musical moderne)
Par Gregg E. Gorton
*
CHICAGO SUN-TIMES
Lundi 4 avril 1977
Une expérience inoubliable dans le domaine
de la musique électronique
Robert C. Marsh
*
LA PRESSE, MONTREAL
VENDREDI 8 AVRIL 1977
MUSIQUE / CRITIQUE
"Shânti" de Eloy : le cinéma de l'oreille
par Claude Gingras
*
ÚLTIMA HORA
Rio de Janeiro
26 Juin 1977
Shanti: musique électro-acoustique en concert
Aloysio Reis
*
O GLOBO
1 Juillet 1977
Rio de Janeiro
AUJOURDHUI DANS LA SALLE CECILIA MEIRELES
"Shanti", la paix armée de la poésie électronique
Antonio Hernandez
*
O GLOBO
Rio de Janeiro
3 Juillet 1977
LE CONCERT DHIER
Shanti, un poème électronique transcendant
Antonio Hernandez
*
HARIAN KOMPAS
Jakarta
14 Octobre 1978
MUSIQUE ELECTRONIQUE A JAKARTA
Par Slamet A. Sjukur
*
SINAR HARAPAN
Jakarta
Octobre 1978
"SHANTI"
de Jean-Claude Eloy
Thèse sur l'Espace
Par : Franki Raden, Akademi Musik LPKJ
*
KOMPAS
Jakarta
Octobre 1978
ENTRETIEN AVEC
JEAN CLAUDE ELOY ET SARDONO W. KUSUMO
APRES LA REPRESENTATION DE "SHANTI"
Par Franki Raden
*
DIAPASON
Mars 1979
Jean-Claude Eloy
(né en 1938)
Shânti, musique de méditation pour sons électroniques
et concrets
Jean Roy
*
MIDI LOISIRS
Arts et Spectacles
Mercredi 11 Avril 1979
Encore la nouvelle vague
R. A. Lacassagne
*
L'EXPRESS
Avril 1979
Disques
Sylvie de Nussac
|
|
SHÂNTI
Presse (Français)
________________________________________________
LE NOUVEL OBSERVATEUR
8 Avril 1974
[
] Enfin, de "Shanti",
l'immense fresque électro-acoustique de Jean-Claude Eloy, que j'ai
pu réentendre dans de meilleures conditions, je dirai seulement qu'elle
est de ces musiques de terre et de ciel, de ces chants d'évidence et
de profondeur qui redonnent espoir. Que, par sa conversion inattendue à
la bande magnétique, un musicien, pourtant formé à la
géométrie instrumentale de Boulez, rejoigne du premier coup
Stockhausen sur de tels sommets d'universelle grandeur et dans de tels abysses
de méditation sonore, voilà qui mérite de plus longues
explications ! J'interrogerai bientôt, ici même, l'auteur.
MAURICE FLEURET
________________________________________________
L'EXPRESS
8 - 14 avril 1974
MUSIQUE
Les sept jours de Royan
Dans le
filet du Festival, beaucoup de coquilles vides et quelques poissons succulents
Deux Gargantuas de la musique,
à cerveau encyclopédique et estomac d'autruche: voilà
Harry Halbreich et Paul Beusen, nouveaux responsables artistiques (depuis
l'an dernier) du Festival de Royan. Non contents d'offrir, cette année,
quelque 120 uvres en sept jours - un record ! - ils proclament: "Notre
problème majeur a été d'éliminer, à regret,
des uvres passionnantes." [
]
Il y a, disait papa Schönberg,
deux critères à l'uvre d'art: nécessité,
intensité. Alors, de toute évidence en voici une: "Shanti",
de Jean-Claude Eloy, qui a dominé de très haut la récolte.
Une uvre électro-acoustique de deux heures un quart, réalisée
dans le studio de la Radio de Cologne prêté par Stockhausen (ses
fameux "Hymnen" ne sont pas loin). Dans l'espace délimité
par quatre haut-parleurs, évo-luent des sons électroniques d'un
grain somptueux, dont les fluctuations internes étirent l'immobilité.
Ils charrient divers matériaux concrets : slogans de foules, voix d'Eldridge
Cleaver, citations de Shri Aurobindo ou de Mao Tsé-toung, chants militaires,
etc. "Shanti", en sanscrit, signifie "paix". Mais nous
sommes là aux antipodes d'un idéalisme béat. Dans cette
médi-tation tourmentée, la "recherche inlassable du calme
de la conscience" n'oublie jamais le versant de la violence: c'est la
tension des contraires, sur tous les plans, qui donne à "Shanti"
sa puissance et sa portée.
Paris pourra entendre, à
son tour, cette uvre hors du commun : probablement au musée Galliera,
dans le cadre du prochain Festival d'automne.
SYLVIE DE NUSSAC
________________________________________________
TRIBUNE DE GENEVE
11 Avril 1974
Le Festival de Royan prend de l'âge
Jean-Claude Eloy, auteur de "Shânti", une
uvre imprégnée des philosophies de l'Inde, a soulevé
l'enthousiasme du public de Royan.
Royan. - Le 11e Festival d'art
contemporain de Royan est placé sous le signe de la diversité
et de l'abondance. [
]
Une centaine de créations, des colloques et des conférences
offraient à l'auditeur un aperçu assez vaste de la production
actuelle, à l'exclusion toutefois des vétérans de ce
genre de festival, tels Boulez ou Stockhausen. Bussotti jouissait de la place
d'invité d'honneur ; Alsina et Lenot [
] d'un premier bilan de
leur trente années d'existence. Un hommage rendu aux deux disparus
de l'année, Maderna et Barraqué, ainsi qu'à Schoenberg
et Ives, une chance donnée à plusieurs jeunes composi-teurs,
figuraient également dans ce copieux programme. Les ballets Blaska,
le Teatromusica de Rome, l'Ensemble "2 e 2 m" animé par Mefano,
le quatuor Parrenin et les admirables surs Labèque, entre autres,
se partageaient l'interprétation d'une vingtaine de concerts et récitals.
Parmi les diverses nationalités représentées, deux Suisses,
Michel Tabachnik et Klaus Huber. [
]
Shânti, qui signifie paix en sanscrit, de Eloy, fut peut-être
la seule pièce du festival à soulever l'enthousiasme de tous.
Cette musique de méditation, pour sons électroniques et concrets,
lentement élaborée dans le studio élec-tronique de la
WDR de Cologne, est imprégnée des philosophies de l'Inde. Pendant
deux heures et quart, la sagesse orientale mêlée à des
réminis-cences de la violence dans Je monde, motive de longues improvisations
électroniques - entrecoupés de slogans en chinois ou de citations
de Shrî Aurobindo. Parqué dans une austère abbaye romane,
l'auditeur transi, le dos et les fesses sciés par les barreaux de chaises
rudimentaires, se sent peu à peu envahi d'une paix profonde. Tantôt
assoupi par la monotonie voulue du discours sonore, tantôt touché
au plus profond de sa conscience par le déferlement des huit haut-parleurs,
il s'identifie avec le son et accomplit ainsi le plus exaltant des voyages
spirituels.
Royan 1974 est le deuxième festival organisé par Halbreich et
Beusen depuis le départ mouvementé de Claude Samuel, ancien
directeur artistique, pour celui de La Rochelle. Les querelles entre les deux
villes se sont apaisées. [
]
À Royan, quelque chose a changé. Malgré un superbe feu
d'artifice sur la plage, l'esprit de fête précédemment
en vogue, s'estompe pour faire place au sérieux, à "l'organisé".
Les concerts commencent à l'heure ; le public, ni trop jeune ni trop
vieux, écoute religieusement la musique de notre siècle et en
discute ensuite posément [
]
CHRISTINE TABACHNIK
________________________________________________
FINANCIAL TIMES
(Londres)
Avril 1974
Festival de Royan
Shanti d'Eloy
par Dominic Gill
Bien que toutes les figures
familières du festival de Royan (notamment Olivier Messiaen et son
concours) soient parties rejoindre, après la furieuse débâcle
de 1972, à quelques kilomètres au nord de la côte atlantique
française, un autre festival rival de bord de mer animant La Rochelle
à une autre période de l'année, Royan continue d'offrir
son traditionnel programme de Pâques présentant les nouvelles
musiques. Le festival est désormais dirigé par Harry Halbreich
selon la même méthode informelle, mais profondément professionnelle,
comme c'est le cas depuis 11 ans. [
]
Une seule pièce en
cette semaine débordant de musique s'est démarquée du
lot et a fait du festival un détour qui en valait la peine. Il s'agit
de Shânti, une uvre électronique enregistrée aux
proportions épiques et de qualité remarquable composée
par l'un des jeunes compositeurs français les plus intéressants
de la génération post-Boulez: Jean-Claude Eloy.
Shânti a été présentée à quelque
20 kilomètres de Royan, dans l'église de l'abbaye de Sablonceaux,
gigantesque construction en ruine du XIIème siècle, située
sur le plat vignoble de Saintonge [
]
C'est à la lumière du jour que j'ai pour la première
fois visité Sablonceaux, par un clair matin printanier aux allures
estivales [
]
Les corneilles tournaient lentement autour du seul clocher restant de l'église,
sa pierre pâle et ses tuiles rouges contrastant avec la splendeur romanesque
du ciel. Toute la campagne baignait dans la lumière du soleil, les
chants d'oiseaux et le silence.
Que la perspective semblait alors sombre de retourner dans quelques jours
dans la vieille salle de concert traditionnelle, à l'allure ramassée
et de béton, au bord de la Tamise, avec ses rangées de sièges
rembourrés de plumes, son personnel vêtu de verdâtre et
son gong de signalement! [
]
L'uvre sur bandes d'Eloy a été créée cette
nuit-là à Sablonceaux aux lueurs des chandelles qui projetaient
des ombres vacillant vers l'obscurité de pierre du haut toit voûté,
au-delà du transept et de la nef. Le décor ne pouvait pas mieux
se prêter à l'événement. Shânti est une uvre
regorgeant également d'ombres singulières, de lumières
tremblotantes unies dans une série d'arcs connectés: une structure
massive d'une durée de deux heures et demie. Malgré la durée
de l'uvre et le froid régnant dans l'église (seulement
quelque peu adouci par les brûleurs à gaz), l'expérience
était impressionnante et émouvante pour l'auditeur.
Shânti a été composée au studio de musique électronique
du Westdeutscher Rundfunk, à Cologne. Ce premier essai du genre pour
Eloy révèle, sans surprise, à certains égards
fondamentaux, l'empreinte caractéristique de Stockhausen. En effet,
Eloy est entièrement ouvert au rapprochement: c'est Stockhausen qui
l'a aidé à accomplir les premières étapes difficiles,
qui l'a conseillé et a offert son point de vue une fois le travail
accompli. Le compositeur de Shânti connaît sans aucun doute Hymnen
de manière approfondie: à une ou deux reprises, les deux uvres
partagent même des passages aux timbres et gestes presque identiques.
L'impression finale n'est cependant pas celle d'une uvre dérivée:
Shânti est non seulement remarquable de par son champ de vision, sa
maîtrise de la technique, sa subtilité du détail, mais
également de par la façon dont elle exploite le langage de Stockhausen
à des fins entièrement individuelles et propres à elle-même.
Encore plus encourageant bien que Shânti soit une uvre
explicitement "engagée" socialement et politiquement parlant
, Eloy ne s'est pas laissé séduire par le schéma
politico-artistique facile, si souvent offert de nos jours en guise de camouflage
pour la promotion d'idées essentiellement de seconde zone. Le terme
lui-même signifie "paix" en sanscrit. Sur quatre bandes quatre
pistes, chacune caractérisant une zone différente, liées
par trois bandes stéréophoniques, Eloy étudie le mot
avec le majestueux éclectisme d'un John Donne: "Toutes me concernent".
Le Guide du yoga, de Shri Aurobindo; Eldridge Cleaver et les Panthères
noires ; les poèmes de Mao; les chants militaires ; les conversations
et slogans d'étudiants tous sont placés avec une grande
attention et sensibilité pour le son dans leur matrice électronique,
filtrés, modulés, transposés et combinés.
Parmi les moments les plus mémorables, certains sont purement électroniques:
le développement du "son de méditation" dans la troisième
zone, d'abord présenté brièvement lors du premier lien
; un vaste son souterrain s'élevant des profondeurs et couvrant progressivement
une gamme de hauteurs toujours plus larges jusqu'à ce qu'il remplisse
et fasse trembler l'acoustique résonnante du bâtiment. La dissolution
finale du conflit était également formidablement conçue:
un glissando vers l'infinité accompagné de rapides pulsations
en feed-backs; la fin d'un cycle marquant le début d'un nouveau.
Il convient d'attirer l'attention sur la superbe qualité technique
de la bande: réglée sur un niveau de gain élevé
sans aucune trace de distorsion ni de sifflement de fond: une qualité
de son (autant lors de la réalisation que pendant la projection de
l'uvre) rarement rencontrée en Angleterre. L'Allemagne, la France,
les Pays-Bas et l'Italie possèdent depuis des années des studios
de musique électronique nationaux ou quasi nationaux. A Paris, qui
abrite les expériences de musique électronique les plus passionnantes
d'Europe, l'Institut de recherche et coordination acoustique/musique (IRCAM)
ouvrira bientôt ses portes. Dans ce domaine en pleine évolution,
allons-nous vraiment être laissés une génération
en arrière?
DOMINIC GILL
________________________________________________
LE NOUVEL OBSERVATEUR
Lundi 22 Avril 1974
MUSIQUE
L'Orient magnétique
par Jean-Claude Eloy
"Shânti" ("Paix"),
cent trente-cinq minutes de "musique de méditation" pour
bande magnétique quatre pistes, a été l'un des événements
du festival de Royan 1974 (1). C'est la toute première uvre électro-acoustique
de Jean-Claude Eloy, un créateur de 36 ans, exigeant, farouche et passionné,
qui a travaillé jadis avec Boulez, enseigné en Californie, voyagé
en Inde et subi chaque fois un choc en retour dont ses partitions portent
la marque. L'expérience qu'il vient de vivre au studio de Cologne et
qu'il raconte ici est exemplaire à plus d'un titre. Elle montre surtout
ce qu'un compositeur peut attendre aujourd'hui des sons électroniques
et concrets.
Si je suis venu au magnétique,
ce n'est pas une conversion mais une étape logique, annoncée
de très loin.
En vérité, j'ai mis dix ans à obtenir l'outil. Je pensais
qu'en Amérique ce serait plus facile et plus libre mais, à Berkeley,
on m'a tout promis sans rien me donner et j'en ai été réduit
à faire quelques manipulations élémentaires avec Charles
Boone à Mills College et avec John Chawning à Stanford.
Au contraire, au studio de la radio de Cologne, où Karlheinz Stockhausen
m'a invité, j'ai pu faire une dizaine de séjours, en un an et
demi, et travailler près de quinze cents heures avec les techniciens
et tout le matériel disponible. Pourtant, j'étais venu pour
réaliser une bande magnétique d'un quart d'heure, sans plus.
Mais, à mon arrivée, j'étais un maniaque de la notation
et de la mesure des fréquences, je passais dix fois plus de temps à
mesurer qu'à produire. Peu à peu, il m'a bien fallu accepter
la relativité de ces mesures comme l'impossibilité d'appliquer
réellement les plans que j'avais faits dans l'abstrait.
Des tonnes à soulever
Car j'ai compris que le compositeur
devient ici un improvisateur qui doit se contenter de faire quantité
de "prises", comme pendant le tournage d'un film, et choisir ensuite
dans les rushes. Les proportions de l'uvre ne sont pas décidées
au départ mais déduites progressivement de la nature du matériau.
En fait, la composition générale ne prend sa forme qu'au fur
et à mesure de la découverte.
Or il se trouve que, sans m'en apercevoir vraiment, je me dirigeais vers la
complexité acoustique. Chaque son me demandait de vingt à vingt-cinq
opérations. Dans les circuits, je jouais toutes sortes de variantes
dont je ne retenais que tel ou tel fragment. Les premixages se multipliaient
pour aboutir à des mixages globaux qui mobilisaient alors la totalité
des ressources des deux studios dont je disposais - mixages d'autant plus
périlleux que si, dans l'orchestre, les couches restent toujours présentes
même dans les mélanges les plus serrés, il arrive souvent,
en revanche, qu'elles se nuisent, qu'elles se confondent, voire qu'elIes s'annulent,
sur la bande magnétique.
J'avais renoncé à toute partition, mais en cours de route, j'allais
prendre quelque deux mille pages de notes de travail. À chaque nouvelle
conquête, il me semblait qu'une zone s'ouvrait que j'avais portée
en moi sans le savoir. L'uvre, ainsi, s'acheminait d'elle-même
vers son but.
Ce besoin, que j'ai depuis longtemps, de faire craquer la "petite durée
sonore occidentale", de m'abriter de l'avalanche des petites notes qui
vont vite, d'éviter la musique qui bavarde, qui papote nerveusement
comme chez 99 % des post-sériels, je n'ai pu l'assouvir nulle part
mieux que dans la discipline électro-acoustique, qui offre des sons
très présents mais très lourds à manipuler et
sur lesquels on a, tout naturellement, envie de s'appesantir.
Par exemple, pour parvenir à. ce que le "son de méditation",
que j'emploie à plusieurs reprises, puisse engendrer directement une
mélodie, pour arriver à le faire chanter, j'ai eu littéralement
des tonnes à soulever. Mais, de la sorte, j'ai pu l'approfondir jusque
dans ses moindres composantes.
En effet, je suis fasciné par ce qui peut sortir du corps sonore lui-même
sur le seul plan acoustique. Les Orientaux m'ont appris qu'un son, qu'un événement
unique, s'il n'est pas neutre, représente un univers musical complet
et d'une inépuisable fertilité. Pour peu qu'on ne se laisse
pas détourner du potentiel interne d'informations qu'il abrite, on
y trouvera tout ce qui peut nourrir la durée, captiver l'oreille et
reculer toujours plus loin les limites de la lassitude. Aussi, adviendra-t-il
qu'une simple monodie paraisse plus riche, plus intéressante que la
plus complexe des polyphonies, dès lors que les micro-accidents qui
y sont inscrits auront été judicieusement exploités.
Le vrai engagement
"Shânti" développe
bien des choses qui me viennent de l'expérience orientale et que j'avais
abordées dans "Kâmakalâ" (2), notamment dans
sa première partie, très lente, fondée sur des structures
répétitives. Le feed-back, les boucles de réinjection,
procédés aujourd'hui courants en électronique, m'ont
permis de travailler lentement et en profondeur dans la chair même du
son et, en particulier, de faire évoluer imperceptiblement un slogan
rythmé jusqu'au chant mélodique, voire jusqu'à la tenue
immobile, et inversement. Alors qu'avec les masses chorales et orchestrales
on reconnaîtra toujours les artifices employés par le compositeur
pour passer du cri au chant et aux sonorités instrumentales, l'électro-acoustique
est le lieu privilégié, parce qu'égal, poli et sans à-coup,
de l'aller-et-retour entre le matériau le plus concret et le son musical
le plus abstrait.
Ce processus ouvre un champ très nouveau dans la recherche musicale
et permet de rendre la musique pure plus parlante qu'elle n'a jamais été
en Occident car, en transformant progressivement le signifiant - c'est-à-dire
le signal acoustique qui porte un sens, comme la parole par exemple - on transforme
aussi le signifié - c'est-à-dire le message.
À cause de cela peut-être, à cause de cette signification
permanente de l'uvre, chacun a voulu voir, dans "Shânti",
son propre problème, celui de la nature ou celui de la perception,
celui de la religion ou celui de la révolution sociale, ou bien d'autres
encore. Pour moi, alors que je ne croyais plus dans l'engagement en art, alors
que je m'étais résolu malgré moi à composer d'un
côté et à militer de l'autre, la nature même de
mon travail m'a logiquement amené à me poser et à poser
à l'auditeur un certain nombre de questions qui se recoupent, sur le
temps, l'écoute, l'esprit, le corps, la politique, etc.
Sans sacrifier jamais la musique, sans donner plus d'importance qu'il ne convient
aux textes de Mao, d'Aurobindo ou aux discussions que je cite en cours de
route, je me suis aperçu que je pouvais nous mettre en situation de
réflexion ouverte sur quelques points essentiels. C'est cela, en somme,
le véritable engagement.
Propos recueillis par
MAURICE FLEURET
(1) Voir "le Nouvel Observateur"
n° 490 du 1er avril et n° 491 du 8 avril 1974.
(2) "Kâmakalâ",
la dernière uvre de J.-C. Eloy, pour trois ensembles d'orchestre
et chur, créée le 23 octobre 1971 aux Journées
de Musique contemporaine de Paris.
________________________________________________
LE MONDE
29 mars 1974
Musique
AU FESTIVAL DE ROYAN
"SHÂNTI" de Jean-Claude Eloy
Royan - Après minuit,
sous les admirables coupoles romanes de L'abbaye de Sablonceaux, à
15 kilomètres de Royan, une musique bien différente de celles
du jour ouvre les portes de la méditation. Il semble bien que ce soit
d'ailleurs la recherche contemplative qui ait conduit Jean-Claude Eloy vers
cette musique de sons électroniques et concrets proche des grandes
fresques de Stockhausen (Hymnen), Pierre Henry et François Bayle.
Le disciple de Boulez, le jeune compositeur merveilleusement doué d'Etudes
III, d'Equivalences, à suivi un itinéraire intérieur
tourmenté traversé des déserts en France et aux Etats-Unis
et recherché dans la pensée Indienne un climat spirituel dont
témoignait en 1971, Kamakala, effort "d'intégration du
potentiel oriental dans la musique occidentale", qui nous avait alors
paru sur une pente syncrétiste dangereuse.
Shanti, au contraire, a jailli librement au long de semaines de recherche
et de manipulation au studio électronique de la radio de Cologne, méditation
sur "la paix profonde de la recherche inlassable du calme de la conscience",
à travers des textes de Shri Aurobindo, jamais séparée
d'une méditation sur la guerre, sur les luttes sociales, sur ce que
peut signifier Shanti pour le peuple indien d'aujourd'hui ou face à
la révolution de Mao Tse-toung.
Jean-Claude Eloy à découvert et merveilleusement explicité
"la puissance de pénétration psychique des sons électroniques"
et cette "élongation du temps rendue possible grâce aux
fluctuations internes du corps acoustique." Son uvre, qui dure
près de deux heures et quart, crée pour l'auditeur, à
son tour, une véritable expérience spirituelle, Des sons d'une
admirable richesse évoluent en courbes cosmiques d'une grande plénitude;
les rumeurs des foules en révolte, la voix d'Eldridge Cleaver, deviennent
elles mêmes de grands churs, partis intégrante de l'harmonie
rêvée; trente minutes durant, un "son de médiation"
immobile, ponctué par quelques citations d'Aurobindo, favorise un état
de concentration ou d'abandon total.
Il semble cependant qu'au bout d'une heure, quand, après un premier
cycle complet, l'interview d'une jeune étudiante en sanscrit a posé
le problème de cette recherche intérieure face à la misère
accablante du monde, l'uvre se désunisse. Naurait-il pas mieux
valu rester sur ce point d'interrogation? Eloy joue peut-être à
l'excès sur l'alternance de méditation et de violence pour une
uvre par ailleurs si puissamment unifiée avant de rejoindre le
grandiose final ou les conflits se dissolvent dans une fresque électronique
d'une prodigieuse densité. Mais il faudra réentendre cette uvre
majeure. [
]
JACQUES LONCHAMPT
________________________________________________
OPUS INTERNATIONAL
N¾ 51 Juin - Juillet 1974
La musique.
SHÂNTI, de Jean-Claude ELOY
(XIe festival de Royan)
Écouter tous les
côtés t'éclaire mais n'en écouter qu'un te plonge
dans les ténèbres
Wai-Tchang
Shânti qui trois
fois, obsessionnel, doux et violent dans l'alliance doit se répéter
jusqu'à I'immobilité de l'âme et le consentement à
la paix, passe par le chemin de toutes les douleurs.
L'homme d'aujourd'hui - selon Camus, dont la mort est encore vie en moi -
est celui "qui souffre par masses prodigieuses sur l'étroite
surface de cette terre, l'homme privé de feu et de nourriture pour
qui la liberté n'est qu'un luxe qui peut attendre; et il n'est question
pour cet homme que de souffrir un peu plus, comme il n'est question pour la
liberté et pour ses témoins que de disparaître un peu
plus"
Et voici : Karlheinz Stockhausen tend la main à Jean-Claude Eloy dont
les Faisceaux-Diffractions étaient déjà écartèlement
et rayonnements, dont Kâmakalâ niait le temps dans le chant
abyssal des moines thibétains; la nostalgie même de la lumière
à tous deux soudain donne raison dans l'éclatement du cur
et la déchirante "douleur-sérénité"
- dont ils parlent, l'un dans Stimmung, l'autre dans Shânti
- enfin révélée, nouée à elle-même,
confondue comme l'étaient au soir de Royan en l'Abbaye de Sablonceaux,
la terre exultante et la froide nuit constellée. Au bout des tragédies,
dans la mémoire la force et la violence débouchent sur le calme
de la conscience soudain rendu possible.
Shânti, mot sanscrit, veut dire "paix". Jean-Claude
Eloy travaille au Studio électronique de Cologne. Il lit Aurobindo,
Vincent Bardet, Monod. Son idée "une courte étude abstraite,
prudente". Prudente? Qui a écouté Kâmakalâ
ne peut y croire. Impressionnée plutôt. Vulnérable. Le
temps lorsqu'il travaille cesse. Ce n'est pas une surprise pour qui a vécu
l'Inde, et pratiqué cette lente méditative approche. Seul parmi
les compositeurs d'aujourd'hui, Eloy connaît cette différence
essentielle: le mouvement passionnel et son contraire dans le même instant;
le temps qu'on ne "tue pas", qu'on ne "vainc pas" à
la manière occidentale en le remplissant à ras bord d'émotions,
de sensations, de fièvres agitées, de mises en sommeil. Inutile
d'inventer calendriers, métronomes, de transformer la voluptueuse durée
en temps mathématique étranger à la pulsion intime, profonde,
qui est à la fois sang-coeur-esprit-marée-étoiles-cycles.
Là ou Bussotti parle de masques, là où Schaeffer parle
d'écoute acousmatique, l'oriental en éveil s'identifie au temps
au lieu de le marteler, se glisse en lui: noces mystérieuses, secret.
Ainsi la place violemment person-nelle d'Eloy, de Shânti. La
musique Orientale, roue lumineuse, fait tourner une succession de moments
de silence. Dans Shânti comme dans les Rag: colorations
musicales surprenantes puisqu'il s'agit d'électro-acoustique-durée
de deux heures quinze semblant brève. Par les seules répétitions
en alternance de cycles: les uns larges, violents, nourris de tout ce qu'Eloy
a entendu de par le monde ("Je m'enfonçais dans un climat spirituel
particulier fait à la fois de mémoire et de découverte",
hymnes militaires atroces, cris de foule, cathédrale béante,
agonie des suppliciés, et la vision d'Oradour-sur-Glane dans ma propre
mémoire, après l'écoute), les autres comme une patiente
conquête au bout de laquelle toute improvisation, en ce matériau
inouï d'aujourd'hui fait figure de visage sculpté dans la flamme...
Répétitions jusqu'au son le plus doux, le plus humble sous les
coupes de l'Abbaye, blanches comme paumes retournées pour la soif.
La vie, la mort, contradictoires, unies, réconciliées dans cette
volonté de ne rien exclure au cur douloureux des hommes, à
l'esprit fasciné, hypnotisé, fixant l'amour comme un soleil
aveugle.
hânti a été
réalisé au studio de musique électronique de Cologne,
créé en 1951 par le compositeur Herbert Eimert, mort en 73.
C'est là que naquit le Chant des Adolescents de Stockhausen.
C'est là, dans le partage fraternel entre techniciens, réalisateurs,
musiciens que se prolonge cet illimité de la musique la plus farouche
de notre temps, la musique témoin, la musique étale dans l'espace
à la mesure de nos soifs. Ainsi ne disparaît pas quelque voix
libre, niant le dernier pessimisme de Camus.
MARTINE CADIEU
________________________________________________
"ART PRESS"
Septembre - Octobre 1974
Jean-Claude Eloy "Shânti"
Le travail de Jean-Claude
Eloy se distingue aujourd'hui, dans le champ de la musique contemporaine française,
par une remarquable originalité. À 36 ans, Eloy sera passé
successivement par Darmstadt (1957 - 1960), les cours de Boulez à Bâle
(1961 - 1963), ce qui donnera des uvres d'une écriture à
la fois classique et raffinée (Equivalences), puis par un séjour
aux Etats-Unis (1966 - 1969) qui lui permettra d'approfondir la connaissance
de la nouvelle école américaine, de Stockhausen, et des musiques
de l'Orient. En 1970, il compose Faisceaux-Diffractions, une uvre
d'une écriture très travaillée. Puis en 1971 c'est Kâmakalâ,
grande pièce pour orchestre et churs, inspirée par l'Orient.
Ce n'est qu'en 1972 qu'il fait connaissance avec le matériau électro-acoustique,
au studio de Cologne. C'est là qu'il compose Shânti, nouvelle
étape d'un itinéraire plutôt solitaire. Jean-Claude Eloy
parle ici de Shânti, qui sera présentée au musée
Galliera, les 6, 7 et 8 novembre.
Itinéraire d'une uvre
par Jean-Claude Eloy
"
l'homme sait
enfin qu'il est seul dans l'immensité indifférente de l'Univers
d'où il a émergé par hasard..."
Jacques Monod : "Le hasard et la nécessité"
Lorsque j'ai commencé
à travailler au Studio Electronique de la Radio de Cologne, je pensais
réaliser une courte "étude", abstraite, d'environ
dix minutes; attitude prudente, puisque les incidences de l'existence ne m'avaient
guère donné l'occasion d'entrer en contact suivi avec le monde
électronique, à mon grand regret d'ailleurs. Merci à
toi, Karlheinz Stockhausen, de m'avoir généreusement tendu la
main pour m'aider à franchir cette étape essentielle.
Passé les inévitables tâtonnements de départ, je
me sentais chaque jour plus à l'aise dans le studio, et cherchais des
circuits toujours plus complexes. Je me suis alors aperçu que les sons
que je fabriquais avaient un étrange pouvoir: chaque fois qu'après
avoir longuement cherché je décidais d'enregistrer un son comme
stockage de "matériel", les horloges du studio me semblaient
devenir folles! Je croyais enregistrer trois ou quatre minutes, et lorsque
j'arrêtais les magnétophones, les horloges m'indiquaient déjà
dix minutes, parfois plus... Ce n'était pas encore le paradoxe du voyageur
de Langevin, mais le phénomène, pour moi, était révélateur:
tout ce que j'avais découvert dans l'écoute approfondie des
musiques orientales (élongation du temps, rendue possible grâce
aux fluctuations internes du corps acoustique) éclatait, multiplié,
dans le studio électronique! Cette constatation m'amena à bouleverser
mes perspectives...
Par ailleurs, vivant à nouveau coupé de tout contact social,
je m'enfonçais dans un climat spirituel particulier, fait à
la fois de mémoire et de découverte. Chaque jour, je passais
devant la fantastique cathédrale qui, aujourd'hui encore, malgré
les réfections, montre les blessures de la guerre. Devant cette ville
toute neuve qui l'enserre, il m'était impossible de ne pas évoquer
les ruines tragiques sur lesquelles elle se dresse: les voix et les cris d'agonie
de combien de milliers d'innocents; puis le silence, et le feu crépitant...
Dans les rares restaurants nocturnes, quelques livres m'accompagnaient. De
la "relativité" d'Albert Einstein, je pouvais deviner les
mécanismes, puisque j'en faisais chaque jour l'expérience psychologique
directe dans les étranges distorsions temporelles du studio. Dans l'ouvrage
de Jacques Monod sur sa théorie du hasard "conservé",
je trouvais, là encore, confirmation de mon expérience quotidienne
en électronique. Dans un studio, en effet, il est hors de question
de tout "prévoir ", de tout contrôler, de tout noter.
Dès que les circuits deviennent complexes et possèdent un grand
nombre de variantes paramétriques, il faut accepter le fait de l'improvisation.
J'ai réalisé des improvisations très longues, dont je
ne conservais parfois que de très brefs fragments. Même si une
telle "improvisation" était rigoureusement dirigée
par l'esprit vers un résultat préconçu, ou plutôt
pressenti, et très défini, il entrait cependant, par cette action
simultanée des mains, de l'ouïe, et de la pensée, un inévitable
facteur de "hasard", d'accidents; lequel, une fois enregistré,
était toujours "conservé", quels que soient les modulations,
filtrages, transpositions, et opérations de toutes sortes que je faisais
subir ensuite à ces matériels. "... une fois inscrit
dans la structure de l'ADN, l'accident singulier et comme tel essentiellement
imprévisible va être mécaniquement et fidèlement
répliqué et traduit..." (Jacques Monod). La théorie
de Monod, découverte aux sources mêmes de la vie, contribuait
donc grandement à me faire accepter une situation envers laquelle j'aurais
pu avoir quelques réserves, en tant que compositeur de tradition écrite.
Et s'il fallait mettre bout à bout toutes les bandes magnétiques
de matériels et d'improvisations que j'ai réalisées pour
cette oeuvre, une semaine d'audition continue ne suffirait sans doute pas
à en venir à bout!
Autre livre : le "guide du yoga" de Shri Aurobindo. Dans cette ville
qui rappelait à ma mémoire tant d'images de guerre vues lorsque
j'étais un tout petit enfant, je pouvais lire aujourd'hui ces paroles
de paix profonde, de recherche inlassable du calme de la conscience. Et ces
phrases semblaient s'inscrire dans la prolongation directe des sons avec lesquels
je venais de travailler pendant des heures, et qui résonnaient encore
en moi: vastes, illimités. Par la permanence de leur relation avec
la conscience cosmique, les textes de Aurobindo devenaient aussi le reflet
du macro-monde étudié par Einstein, comme celui du micro-monde
révélé par Monod. Et cette chaine d'échos se prolongeait
dans cet autre livre: "Canyon / Californie", de Vincent Bardet.
À la lumière intense de ce livre-poème, tant de bouffées-souvenirs
revenaient à mon esprit, à ma vue, mais aussi à mes oreilles...
Je revoyais les rues de Paris, en diverses circonstances ; la foule, et nos
slogans inlassables... J'entendais encore Eldridge Cleaver, sur le campus
de Berkeley, nous criant sa colère, avec toute sa juste violence révoltée,
mais aussi toute sa bonhomie, et son humour. J'entendais des masses humaines...
en revoyant les grands déserts! Des visages de femmes, des regards
d'enfants, se mêlaient à la rumeur lente du Pacifique, au rythme
du feu, à l'éclat des cascades, aux roches immenses, aux milliers
de lumières calmes, le soir, vers le ciel comme dans les villes...
À partir de ce moment, j'ai ressenti la nécessité irrésistible
de mêler, chaque jour, des matériaux concrets, à la puissance
de pénétration psychique des sons électroniques. Miracles
de la métamorphose par la magie des circuits! Ces slogans de violence
martelée devenaient insensiblement: voix dans la distance; résonances;
puis chant; puis churs; échos de churs; pour s'éteindre
à la limite du son pur. Je pouvais faire chanter doucement les slogans.
Mais les cascades devenaient foules criantes! Chaque potentiomètre
me disait: "calme sur l'Univers". Mais en quelques circuits, le
son le plus doux, le plus humble, ou le plus profondément méditatif,
pouvait devenir: orgue multiplié, abîme de vertiges!...
"Shânti" (qui signifie "Paix" en Sanskrit), c'est
tout ce tissu d'éléments qui s'entrecroisent, s'opposent et
se complètent, en évoluant du son le plus "abstrait"
jusqu'au matériel "brut", réaliste. Mais c'est aussi
la fascination et l'hypnose d'un son jamais entendu. S'identifier au son.
Se perdre en lui. Intégrer dans ce son toute la force implosive de
la conscience, en ne faisant plus qu'un avec sa pulsation multiple, intérieure,
et sereine.
"Shânti" n'impose pas tel aspect du monde, ou tel autre. A
travers les masses sonores comme à travers les fragments de textes
qui trouvent place dans cette uvre, je ne "choisis" pas Shri
Aurobindo, par exemple, "contre" Eldridge Cleaver ou Mao Tsé--toung:
je les "mets en présence", entre eux comme devant vous; tout
comme je mets en présence les forces sonores les plus différenciées.
Toutes me concernent. Comme le souligne Mao Tsé-toung: "... Wei
Tcheng, qui vivait sous la dynastie des Tangs, disait: écouter tous
les côtés t'éclaire, mais n'en écouter qu'un te
plonge dans les ténèbres...". Tous ces sons, tous ces
mots, sont pour moi inséparables. Comme sont inséparables: le
yin et le yang; le jour et la nuit; le feu et l'eau; la haine et l'amour;
prabhava et pralaya; l'étoile et l'atome; tous les aspects de l'Univers!
Comme le dit encore Mao Tsé-toung: "... Si l'un des deux aspects
opposés, contradictoires, fait défaut, les conditions d'existence
de l'autre aspect disparaissent aussi
Sans vie, pas de mort; sans mort,
pas de vie. Sans haut, pas de bas; sans bas, pas de haut... Il en va ainsi
pour tous les contraires...".
Jean-Claude Eloy :
Principaux écrits
"Héritage et Vigilance" n° 2 (1964); "Pour
qu'aujourd'hui se multiplie", n° 3 (1965), extr. dans le Figaro
Littéraire N° 1.000; "Open the doors of the Asylums, the
prisons, and other faculties", n¾ 17 (1968); "Musiques d'Orient,
notre univers familier", n° 18 (1968), dans "La musique
et la vie", tome 2, Ocora / O.R.T.F.; "Du coté des disciples",
n°10 (1969), extr. au Süddeutscher Rundfunk, Stuttgart; "Tendances
de mes premiers travaux" n° 11 (1969), extr. dans "Musiques
de tous les temps", n° 5 (1971); "L'improvisation, refuge,
utopie, ou nécessité ?", n° 12 (1969), extr. dans
" World of Music", UNESCO, n° 3 (1970); "Pour une objectivation
des courants orientalistes de la musique occidentale récente",
n° 13 (1970); "L'Orient et nous: chances d'une conjoncture",
n° 14 (1971); "Apside", n° 15 (1972) dans "Clés
pour la musique", Bruxelles (n° 49); "Et si Wagner était
orientaliste ?", n° 16 (1973), programme du Théâtre
National de l'Opéra.
Discographie
Équivalences par les solistes du Domaine Musical et Percussions
de Strasbourg, dir. P. Boulez. Ades (1re édition: 15.005; 2e édition:
16.001) et disques Everest (Los Angeles) 3.170.
Faisceaux-Diffractions par l'Ensemble Ars Nova dir. B. de Vinogradow.
lnédits-O.R.T.F.; Distribution Barclay; 995.038.
________________________________________________
LE QUOTIDIEN DE PARIS
Mercredi 6 Novembre 1974
Avant Première
SHANTI de Jean-Claude Eloy
"Musique d'engagement"
Dans le cadre du festival
d'Automne, les 6, 7 et 8 novembre à 20 h 30 sera donnée au musée
Galliéra une uvre électro-acoustique de Jean-Claude Eloy,
"Shânti". Né en 1938, Jean-Claude Eloy fut d'abord
l'élève de Darius Milhaud au Conservatoire national de Musique
de Paris. Il suivit ensuite les cours de Pierre Boulez à Bâle,
et effectua une série de voyages en Egypte, en Inde, au Moyen-Orient,
aux Etats-Unis où il séjourna comme professeur d'analyse musicale
à l'Université de Berkeley. De 1962 à 1966 il a composé:
Etude III, Equivalences, Polychronies, Macles.
À son retour des U.S.A. en 1969 il exécute une commande de la
Library of Congress: "Faisceaux-Diffractions" est créé
à Washington en octobre 1970, à Paris en mai 1971. Puis c'est
le ministère des Affaires culturelles qui en 1971 lui commande "Kâmakalâ"
pour les journées de musique contemporaine. Le titre est un mot sanscrit
comme "Shânti".
"Shânti" signifie "paix". Eloy décrit
son uvre comme "un tissu d'éléments qui s'entrecroisent,
s'opposent et se complètent en évoluant du son le plus abstrait
jusqu'au matériel brut réaliste" et aussi comme "la
fascination et l'hypnose d'un son jamais entendu". Eloy écrit
encore: "Shânti n'impose pas tel aspect du monde ou tel autre.
À travers les masses sonores comme à travers les fragments de
textes qui trouvent place dans cette uvre, je ne choisis pas Sri Aurobindo
par exemple "contre" Eldridge Cleaver ou Mao Tse-toung; je les mets
en présence entre eux devant vous, tout comme je mets en présence
les forces sonores les plus différenciées. Toutes me concernent".
SUR LES TRACES DE STOCKHAUSEN
L'uvre est constituée
par un ensemble de sept bobines magnétiques permettant une continuité
sonore de 1 h 50 pour la version originale et de 2 h 15 pour la version amplifiée.
Quatre bobines à quatre pistes forment les quatre grandes zones principales,
tandis que les trois bobines stéréophoniques sont conçues
comme des points de repos qu'Eloy juge indispensables à la respiration
de la perception.
La conception originale de l'ouvrage fait appel à des zones de notre
sensibilité que la musique de Stockhausen notamment a contribué
à éveiller. Réalisé en 1972/73 au studio électronique
du Westdeutscher Rundfunk à Cologne, "Shânti" est d'ailleurs
dédié au compositeur allemand qui écrit à son
sujet: "Il faut fermer les yeux et écouter. À mon avis,
il n'est plus nécessaire de voir quelque chose
le mieux serait
de fermer les yeux et de se mettre dans une position assise complètement
détendue. À mon avis, dans cette uvre-là, les yeux
n'ont besoin de rien
"
Comme pour l'ensemble de la musique contemporaine, l'aspect technique ne doit
pas empêcher une approche directe de l'uvre. Se refusant à
analyser préalablement "Shânti" Jean-Claude Eloy déclarait
: "Il faut faire l'amour avec les uvres avant que d'en parler;
il sera toujours temps après de les analyser, de les détailler
Je suis certain du pouvoir que possèdent certaines musiques de pénétrer
et d'agir sur l'être, donc sur la conscience, donc sur le monde. Voilà
pourquoi "faire de la musique" pour moi c'est de plus en plus participer
et s'intégrer, en le célébrant, au grand mystère
des hommes et du cosmos qui nous entoure à chaque seconde".
GÉRARD MANNONI
Au musée Galliéra
________________________________________________
LE QUOTIDIEN DE PARIS
Vendredi 8 Novembre 1974
musique : la critique de Gérard Mannoni
"SHANTI" de Jean-Claude Eloy
Les difficiles chemins de la paix
Pour aborder une uvre
comme "Shânti", il faut une fois encore tenter de revêtir
l'homme nouveau. Le premier mérite de Jean-Claude Eloy est peut-être
cette confiance de la difficulté d'un parcours dont il connaît
chaque pas, mais dont la plupart d'entre nous ignore même l'existence.
Autant qu'il le pourra, mais sans démagogie, il essaiera de nous faciliter
les choses. La disposition des lieux, d'abord, s'efforce de mettre l'auditeur
dans les conditions physiques adéquates. Des sources sonores se situant
à chaque angle de la grande salle du musée Galliéra,
on a disposé par terre des tapis qui permettent au public de s'installer
au centre, assis, couché, voire dans la position de la fleur de lotus.
Quelques chaises en bordure ont été prévues pour ceux
qui méditent mieux avec un certain confort.
Le problème du spectacle, que l'absence d'instrumentistes rend toujours
crucial dans les concerts de musique électronique, est donc en grande
partie résolu ; nous sommes censés regarder en nous-mêmes.
Pendant un peu plus de deux heures, Eloy va essayer de nous faire réfléchir
sur Shânti, la Paix. Pour cela, il jouera sur notre sensibilité,
sur notre intelligence aussi.
La première phase de l'uvre paraît la plus variée;
une savante superposition de sons de nature différente, de diverses
consistances, donne une impression de relief, de profondeur, et absorbe rapidement.
La matière sonore est en perpétuelle mutation, comme ces images
que la mémoire tente de recréer et qui, à peine formées,
disparaissent, bougent, évoluent. Les phases suivantes diffèrent
nettement, plus égales, ou plus violentes. Des citations en français,
en langue hindi, en chinois, alimentent notre réflexion par leur sens
autant que par leur plastique. Des bruits de foules, de troupes surgissent
et se dissolvent. Ne nions pas que par instants, l'attention tombe, et il
y a quelques trous, car nous ne pouvons toujours être sensibles de manière
identique à un tel conditionnement. Quelques enchaînements n'imposent
pas leur évidence, et nous cheminons par moments dans l'obscurité.
Pourtant, dans la mesure où nous acceptons honnêtement d'entreprendre
cette démarche que nous propose Eloy, avec ses aspects arides et parfois
rebutants, nous reconnaîtrons que "Shânti" appartient
à ces uvres très rares dont l'audition nous modifie, nous
ne sommes pas exactement les mêmes avant et après.
GÉRARD MANNONI
________________________________________________
LE MONDE
10-11 novembre 1974
ARTS ET SPECTACLES
"SHÂNTI" de Jean-Claude Eloy
Créé à
l'abbaye de Sablonceaux, au cours du dernier Festival de Royan (le Monde du
29 mars), Shânti de Jean-Claude Eloy, a été repris
cette semaine par le Festival d'automne. Cette grande uvre confirme,
après celles de Stockhausen, Pierre Henry ou Bayle, l'originalité
absolue et la charge humaine que peut revêtir la musique électro-acoustique.
"Shânti", ce mot sanskrit signifie "paix".
Et l'uvre imprègne en effet l'auditeur de paix, elle l'ouvre
à la contemplation, le décontracte, le calme, l'engage sur une
route que balisent quelques phrases du Guide de yoga de Shri Aurobindo.
Des sons tranquilles, des messages mystérieux, de longues tenues formant
accord dans l'espace, jamais de mouvements excessifs ni de rythmes brutaux,
des ronronnements de moteurs aux hauteurs immuables qui se superposent, se
croisent, différant par le grain, la "tonalité", les
pulsations surtout et les lentes modifications d'intensité. Beaucoup
de sons "concrets" aussi, des voix surtout, un discours d'Eldridge
Cleaver, des manifestations de mai 1968, des poèmes de Mao Tsé-toung,
des voix d'enfants, des mitraillades, des cloches lointaines, mais pris dans
un enveloppement électronique, une harmonie sonore qui écrètent
leur signification première.
Anesthésie par la musique? On pourrait le croire, porté par
cette très vaste forme, qui a l'ampleur et le "confort" de
ces heures de rêve qu'on passe bercé par le ronronnement d'un
avion.
Pourtant, au centre de l'uvre, sans musique, le dialogue d'Eloy avec
Françoise Delvoye sur la résonance du mot "Shânti",
dans l'Inde et le monde d'aujourd'hui, nous cingle de plein fouet, avec cette
pénétrante conclusion: "La paix suppose un formidable
arrière-fond de luttes." Ce qui est vrai de l'humanité
l'est sans doute aussi d'Eloy lui-même, si l'on en croît l'accent
impressionnant de cette uvre, fondée sur une diversité
de matériaux "conquis à la paix". Transposition d'un
journal intime ou plus simplement d'un univers intérieur. La paix tremble
encore de toute cette humanité en lutte, qu'elle recèle en ses
flancs.
C'est pourquoi Shânti, invitation à la paix, n'est pas
une oeuvre hédoniste, démobilisatrice, mais comme un fanal de
l'homme méditant, concentré. "Avant comme après
la parole, écrit le compositeur, en arrière des sons, dans leur
marge silencieuse, à la racine des corps acoustiques, il y a toujours
la présence d'un homme, d'une voix, qui parle et ouvre, en le transcrivant,
en le célébrant, une part de l'univers"
Mais où mène le spirale sans fin qui absorbe tout dans la dissolution
générale de l'extraordinaire conclusion?
JACQUES LONCHAMPT
________________________________________________
THE DAILY CALIFORNIAN
4 février 1975
Berkeley, Californie
(Université de Californie)
A Modern Musical Visionary
(Un visionnaire musical moderne)
par Gregg E. Gorton
Des voix chuchotées
de l'histoire récente mêlées à des tourbillons
de sons, une voix sibylline venue du vide prononçant "voilà
comment cela sera", des impressions orales d'un vaste néant :
voici Shânti de Jean-Claude Eloy. L'uvre a été présentée
samedi soir, le 1er février, au 1750 Arch Street, à Berkeley.
Eloy s'est assis à une console de mixage au centre de la salle, le
visage illuminé par une lumière douce, et, deux heures et vingt
minutes durant, a donné au public des aperçus de "La paix
qui dépasse tout entendement", qui, en gros, définit le
titre de l'uvre.
La vision d'EIoy n'est pas paisible. Sa première composition dans le
genre électronique offre un tableau profond et souvent violent. Il
l'a créé dans une large mesure à partir de sons concrets,
transformés à la manière de Hymnen de Stockhausen.
Shânti est effectivement dédiée à Stockhausen
et constitue un prolongement des idées musicales que lui-même
et d'autres compositeurs, notamment Xenakis, avaient cherché à
développer dans les années 60.
Depuis quelques années maintenant, Eloy, qui a enseigné à
l'université de Berkeley à la fin des années 60 mais
vit désormais à Paris, se soucie du traitement spatial des concepts
musicaux, un thème commun à bon nombre de compositions avant-gardistes
apparues récemment, telles que les uvres de Foss, Penderecki,
Nono, Xenakis, et, bien entendu, Stockhausen.
D'une première uvre pour 18 instrumentistes, Equivalences
(1963 disponible sous le label Everest) à Faisceaux-Diffractions
(1970) et Kâmakalâ (1971 pour trois orchestres,
cinq ensembles vocaux et trois chefs d'orchestre), Eloy travaille principalement
avec les oppositions dialectiques mettant en jeu l'harmonie, le timbre, la
sonorité et la dynamique.
Ces thèmes sont également évidents dans Shânti,
à l'exception du fait que l'on n'y trouve plus de modalités
harmoniques, mais plutôt la représentation de vastes champs non
harmoniques. L'efficacité du travail pour l'auditeur provient des lignes
majestueuses de sons manipulés sur bande allant et venant hors du champ
d'attention auditif dans une série visiblement aléatoire de
relâchements et de tensions.
Eloy s'intéresse souvent, comme dans Kâmakalâ, au
mouvement dans l'espace uniquement, plutôt que dans les hauteurs et
densités sonores. Il travaille sans effort dans un environnement quadriphonique
en déplaçant ingénieusement des grappes de sons successives
d'un haut-parleur à l'autre en un flux vertigineux. Cela entraîne
chez l'auditeur un effet de désorientation, une impression de mystère
et, enfin, un sentiment de respect mêlé d'admiration. EIoy a
entremêlé ses sons purement musicaux à des sons vocaux,
notamment des slogans politiques, des clameurs de foules, des bruits de défilés
et les descriptions narratives d'un vaste endroit de calme exempt de lumière
et de trouble. Eloy semble dire à l'auditeur qu'il se trouve dans un
espace libéré de l'histoire et des inquiétudes de ce
monde. Dans ce sens, l'uvre lutte afin d'exister pour elle-même
en niant le passé. Je conjecturerais que cela représente un
développement des intérêts purement formels d'Eloy observés
dans une composition telle qu'Equivalences vers le domaine du contenu.
Enfin, Shânti reste à l'esprit en raison de sa position équivoque
relativement au présent et à l'avenir transcendant que l'uvre
tente de projeter. La tentative quasi mystique de projeter un avenir échoue
bien sûr, comme cela est cependant souvent le cas dans l'art contemporain.
La logique de la lutte n'est pas vaine parce qu'elle manque d'atteindre une
issue idéale elle est d'autant plus renforcée en parvenant,
en premier lieu, à une prise en considération active du problème.
GREGG E. GORTON
________________________________________________
CHICAGO SUN-TIMES
Lundi 4 avril 1977
Une expérience inoubliable dans le domaine
de la musique électronique
"Shânti",
une composition de musique électronique produite par Jean-Claude Eloy,
entendue au Musée des Arts contemporains, samedi, sous la responsabilité
du compositeur.
Musique / Robert C. Marsh
Nous étions environ
75 personnes réunies dans la salle obscurcie du Musées des Arts
contemporains encerclée, aux quatre murs, de groupes de haut-parleurs
commandés par d'immenses amplificateurs dont les compteurs et voyants
illuminés semblaient définir l'arène dans laquelle se
déroulait l'événement A peine en retrait du centre, une
unique petite lampe posée sur une grande console de mixage éclairait
légèrement le visage de Jean-Claude Eloy, dont les longs doigts
sensibles manipulaient habilement les commandes pour affiner les réglages
et produire les effets directionnels précis recherchés. Nous
écoutions sa pièce la plus réputée "Shânti"
(ou "Paix").
Le public avait 25 ans en moyenne. La plupart des spectateurs étaient
affalés sur des matelas en caoutchouc à même le sol. Il
était interdit de fumer, mais l'on voyait de temps à autre une
flasque sortir de la botte d'un tel. Le silence régnait.
Il n'y avait aucun musicien.
Il n'y en a jamais eu. Cette uvre de deux heures et demie a été
enregistrée, sa forme immortalisée sur bande. L'enregistrement
doit ensuite être mis au point selon les circonstances pour être
lu dans différents endroits, car, si les sons ne changent pas, l'acoustique,
elle, varie. Elle a été produite au Studio de Musique Électronique
de la radio de Cologne en Allemagne. Karlheinz Stockhausen, qui a placé
le mouvement avant-gardiste allemand d'après-guerre sur la carte mondiale
de la musique, qualifia la pièce de "composition électronique
la plus admirable que j'aie jamais entendue". C'est un haut éloge,
suffisant pour éveiller un scepticisme initial. Mais cet éloge
est largement mérité. "Shânti" est un travail
remarquable. Les 2 heures et demie défilent rapidement et offrent une
expérience que l'on ne devrait pas oublier de sitôt.
La musique électronique évolue selon des règles différentes
de celles appliquées à la musique écrite pour des instruments,
et devrait être considérée comme une forme alternative,
car elle ne saurait remplacer la musique instrumentale et vice versa. Néanmoins,
comme tel est le cas pour tout style de musique, elle implique une manipulation
intentionnelle des sons en vue de transmettre des idées artistiques,
et dans le cas de "Shânti", tout comme dans celui d'une symphonie
de Beethoven, la pièce tire son énergie du fort degré
de manipulation sonore et du puissant effet créé par cette dernière.
En ce sens, Eloy est parvenu à accomplir, en une longue uvre,
ce que son grand prédécesseur, Edgard Varèse, avait réussi
à créer sur une plus courte durée, dans son "Poème
Electronique", il y a 19 ans.
A l'instar de Varèse, Eloy mélange une variété
de sons préenregistrés, allant des sons d'origine purement électronique
aux exercices d'entraînement d'une unité de l'armée allemande.
Certains mots doivent être entendus comme des discours ; d'autres, tels
que les séquences dans lesquelles j'ai cru deviner du chinois, doivent
apparemment être entendus au sens abstrait par la plupart des auditeurs.
La majeure partie de "Shânti" est calme - la fin est très
paisible -, mais les grands épisodes culminants vers lesquels elle
progresse délibérément selon une qualité méthodique
propre à une symphonie de Bruckner résonnent comme les répétitions
pour Armageddon. Cependant, l'intensité ne se limite pas au simple
niveau des décibels. Si le volume est poussé extrêmement
fort, la couleur et la texture sonores importent tout autant que dans une
uvre symphonique. Eloy maîtrise une gamme de sonorités
autrement plus large et originale que ne le font la plupart des compositeurs
de musique électronique, et évite entièrement les sons
stéréotypés que les bandes originales de films de science-fiction
et autres uvres de musique commerciale ont usés jusqu'à
la moelle.
S'agit-il de la musique de l'avenir ? Elle en est l'une des formes. Elle constitue
en effet un genre essentiel de la musique actuelle malgré son public
limité et la poignée d'individus qui, ne pouvant supporter plus
d'une heure de cette uvre, sont partis avant la fin. On se doit de féliciter
le Musée pour nous avoir proposé cet événement.
Si vous aviez le pouvoir de rester tout au long, vous en sortiez amplement
récompensé.
ROBERT C. MARSCH
________________________________________________
LA PRESSE, MONTREAL
VENDREDI 8 AVRIL 1977
MUSIQUE / CRITIQUE
"Shânti" de Eloy : le cinéma de l'oreille
SOCIÉTÉ DE MUSIQUE CONTEMPORAINE DU QUEBEC.
Concert hors-série, hier soir, au Pollack Hall de l'université
McGill.
Programme: "Shânti", uvre électro-acoustique
à quatre pistes (1972-73) Jean-Claude Eloy
par Claude Gingras
[
] Notre semaine musicale
aura été exaltante, comprenant trois et même quatre expériences
mémorables. Après l'Art de la fugue de Bernard Lagacé,
l'Archiduc du Trio Beaux-Arts et même la deuxième Symphonie d'Elgar,
c'était, hier soir, dans un domaine également très différent,
l'immense fresque électroacoustique à quatre pistes de Jean-Claude
Eloy: Shânti, centrée sur l'idée de paix que suggère
ce mot sanscrit. Maintenant, le repos pascal auquel nous amène une
chose comme Shânti nous donnera l'occasion d'assimiler davantage tout
ce qui avait précédé...
Cette audition était l'initiative de la Société de musique
contemporaine du Québec qui, exceptionnellement, l'avait inscrite en
dehors de sa saison régulière [
]
Le compositeur entre par l'avant de la salle, invite les gens placés
à l'arrière à se grouper plutôt au centre - le
centre stratégique, vu que le son viendra des quatre coins. Il suggère
ensuite de ne pas applaudir à la fin, précisant que, dans ce
cas-ci, "l'applaudissement n'est pas du tout une bonne réponse",
que c'est "un réflexe tout à fait inutile de taper dans
ses mains" (il aurait dû également supplier les gens de
retenir leur toux car, on s'en est rendu compte, ces bruits ont parfois troublé
le climat à un degré indicible!...). Puis, l'obscurité
se fait, le compositeur s'asseoit au contrôle, au centre de la salle,
et le "voyage" commence.
Les dix premières minutes sont longues Comme dans un certain cinéma,
cela démarre lentement... volontairement.
Les procédés rappellent maintes uvres électroacoustiques
d'ici et d'ailleurs, comme on en trouve dans tous les programmes dits d'avant-garde.
Mais l'auteur révèle bientôt son originalité et
a tôt fait de nous indiquer que Shânti n'est pas une uvre
électroacoustique comme les autres, que nous nous trouvons peut être
là devant l'une des uvres les plus importantes, dans le genre,
depuis le Poème électronique de Varèse.
L'auditeur parfaitement disposé, physiquement et mentalement, demeurera
sous l'effet de l'expérience et n'aura, à aucun moment, l'idée
de quitter son siège. Il y restera rivé pendant exactement 135
minutes, et sans entracte!
Au début, je me demande, tout normalement, comment c'est "fait".
Il y a un bruit de vitre cassée, des pépiements d'oiseaux et
d'enfants, des soldats qui marchent au pas au cri de leur sergent, le vrombissement
intermittent d'un avion qui volerait au-dessus de la salle, des bruits de
conversation aussi, et même, une heure après le début,
comme séparant l'uvre en deux "parties", une sorte
d'interview avec l'auteur sur la signification de la paix.
Comment c'est "fait"
Non, je me rends compte, très
vite, que ce n'est pas important de le savoir, qu'en fait il ne faut pas le
savoir, que seul le résultat compte. Ronronnements et grondements s'entassent
bientôt les uns sur les autres. À un moment donné, le
son, d'une beauté et d'une force l'une et l'autre extraordinaires,
se déverse de l'arrière et crée l'impression que nous
serons engloutis. Les sons se situent à plusieurs niveaux; le flux
et reflux contrapuntique fait penser à une symphonie de Mahler. Mais
la paix revient toujours. Une situation sonore s'éteint sur une piste
et une autre naît aussitôt ailleurs. Le fait de savoir que cela
durera 135 minutes, donc que ce n'est pas fini alors que tout semble fini,
conditionne merveilleusement l'auditeur, lui annonce constamment de nouvelles
surprises.
Une sorte d'engourdissement nous gagne bientôt. Un presque-sommeil.
Une paix. Du corps. De l'âme. L'auditeur, comme inconsciemment, change
de position. Des têtes tournoient ou se posent au creux du fauteuil.
Dans quinze minutes, l'événement sonore prendra une nouvelle
direction et l'auditeur se surprendra à prendre une autre position.
J'ai un peu l'impression d'être au cinéma. Une sorte de cinéma
de l'oreille. Non pas que les sons entendus suggèrent des images. Loin
de moi pareille idée. Il y avait des bruits d'oiseaux et beaucoup de
gens ont vu des oiseaux. Ils ont mal entendu. Le compositeur n'a certainement
pas eu la naïveté de vouloir suggérer des oiseaux! Il s'est
manifestement servi de ces bruits comme d'instruments. Stockhausen, lui, a
compris lorsqu'il a écrit, à propos de Shânti, qu'"il
n'est plus nécessaire de voir quelque chose".
Le cinéma de l'oreille dont je parle, c'est une expérience spirituelle
semblable à celle que procure un Fellini, un Godard, vécue,
comme elle, dans une salle obscure et parmi une foule, mais tout à
fait indépendante de l'image et en même temps indépendante
de la musique au sens traditionnel du terme.
À l'heure où on se demande encore si la musique électroacoustique
est effectivement de la musique, une réalisation comme le Shânti
de Jean-Claude Eloy nous donne peut-être une réponse.
CLAUDE GINGRAS
________________________________________________
ÚLTIMA HORA
Rio de Janeiro
26 Juin 1977
Aloysio Reis
Shanti: musique électro-acoustique en concert
Le 1 juillet prochain, à
18h30 le public de Rio de Janeiro pourra assister à la présentation
de lun des compositeurs de musique électro-acoustique les plus
importants. Il sagit du français Jean-Claude Eloy qui présentera
dans la salle Cecilia Meireles son uvre nommée Shanti.
Stockhausen, le pape de la musique électro-acoustique affirme que "Shanti
est la plus belle composition électronique qui ait jamais été
faite". Jean-Claude Eloy a 38 ans et a suivi des études classiques
au Conservatoire de Paris. Il a étudié avec Darius Milhaud et
son uvre Etude III, composée pour lexamen final a suscité
une vive polémique parmi les professeurs. Ses études terminées,
celui-ci sest rendu à Darmstadt, en Allemagne, pour étudier
avec Stockhausen et Pousseur, et en a profité pour suivre des cours
de composition à lAcadémie de Musique de Bâle, devenant
par la même occasion, élève de Pierre Boulez.
Par la suite, après avoir participé à différents
festivals de musique, Eloy a enseigné comme professeur émérite
à lUniversité de Berkeley, aux Etats-Unis. Ses uvres
les plus connues son Etudes III, Equivalences, Faisceaux-Diffractions et Kamakala,
dirigées par des maestros du gabarit de Pierre Boulez, Ernest Bour,
Bruno Maderna et Arthur Weisberg. La promotion est assurée au Brésil
par la Funterj et la salle Cecilia Meireles.
ALOYSIO REIS
________________________________________________
O GLOBO
1er Juillet 1977
Rio de Janeiro
Un
son électronique, lorsquil est travaillé, devient complexe
et prend vie dans son propre intérieur.
"Les maîtres
sont importants, mais le compositeur est toujours un autodidacte"
"Jai eu la chance
dêtre élève de Milhaud, professeur libéral
qui nétiquetait personne".
AUJOURDHUI DANS LA SALLE CECILIA MEIRELES
"Shanti", la paix armée de la poésie électronique.
- Je ne suis pas un compositeur
électro-acoustique. Je suis un compositeur tout court - répondait
la semaine dernière à un groupe duniversitaires de Sao
Paulo le français Jean-Claude Eloy, 37 ans, formé par le Conservatoire
de Paris, où il gagna des prix de Piano, de Musique de Chambre, Contrepoint
et Composition, grâce à la discipline suivie dans la classe de
Darius Milhaud. Lors de sa première visite au Brésil, il présente
aujourdhui, à 18h30, à la salle Cecilia Meireles, un de
ses travaux les plus récents :
"Shanti" pour bandes magnétiques sur quatre pistes, deux
heures de musique sans interruption, réalisée aux Studios de
la Radio de Cologne et considérée par Karlheinz Stockhausen
comme la plus belle composition du genre. "Shanti", en sanscrit
signifie "paix", notion qui, pour le compositeur, présuppose
"un formidable arrière-fond de luttes". Présentée
pour la première fois en 1974 et accueillie avec enthousiasme par les
plus pessimistes observateurs de lévolution des moyens électro-acoustiques,
"Shanti" a coûté au compositeur presque deux ans de
travail dans les arsenaux poétiques de Stockhausen - les studios électroniques
situés dans les environs de la cathédrale de Cologne qui garde
encore les marques de la Seconde Guerre Mondiale.
Antonio Hernandez
Musicien à la formation
théorique et pratique solides, compositeur depuis lâge
de 12 ans, pianiste virtuose qui, à lâge de 18 ans gagnait
le premier prix du Conservatoire avec Bach, Schumann, Fauré, Debussy,
Ravel et Bartok, Jean-Claude Eloy est parvenu à lunivers électronique
après une longue attente amoureuse et grâce à la main
tendue de Stockhausen, lequel la invité en 1971, à travailler
au Studio de Cologne. Une fois les diplômes du Conservatoire obtenus,
et encouragé par Darius Milhaud lui-même, un de ces professeurs
à lesprit ouvert, qui nétiquette personne - commente
celui-ci - Jean-Claude Eloy a suivi les cours de Pierre Boulez, à Bâle.
Il a participé aux grands festivals de musique contemporaine, à
Donaueschingen, à Darmstadt et au "Domaine Musical", parmi
les héritiers de Boulez, lequel quitta la France pour poursuivre une
carrière de chef dorchestre en Allemagne, en Angleterre et aux
Etats-Unis. Boulez lui-même a dirigé les représentations
mondiales de certaines de ses uvres, comme Ernest Bour, Bruno Maderna,
Boris Vinogradov ou Francis Travis.
Pourquoi avez-vous abandonné
le piano ?
- Jai toujours été
beaucoup plus intéressé par la composition, même durant
mon adolescence, au cours de ma formation musicale, cultivant le répertoire
des classiques et des romantiques. A 18 ans jai abandonné le
milieu des pianistes car je ressentais leurs faibles possibilités de
parvenir à la maturité. Les pianistes véritablement cultivés
sont rares, comme Dominique Merlet, pour citer un jeune connu à Rio.
Le compositeur, ayant pour principale mission dapprofondir la musique
- ce qui narrive pas systématiquement - a davantage de perspectives
que le pianiste.
Comment avez-vous découvert
au Conservatoire, les nouveaux langages ?
- Ce fut extrêmement
difficile. Olivier Messiaen, pourtant professeur au Conservatoire, nous était
pratiquement interdit. Heureusement jai eu pour professeur Darius Milhaud,
un libéral en matière denseignement qui nimposait
aucune orientation esthétique et qui permettait une totale liberté
de choix. Dabord, Jai découvert aussi les "Ondes Martenot",
en travaillant avec Maurice Martenot lui-même. Il ne sagissait
pas encore dun milieu électronique mais plutôt dun
instrument mélodique traditionnel aux possibilités étendues
grâce à la continuité du son, comme une sorte de voix
venant de lintérieur de lorchestre.
Pouvez-vous mentionner
les maîtres les plus importants de votre formation ?
- Les maîtres sont importants,
sans aucun doute, mais le compositeur est essentiellement un autodidacte.
Au moment où lon compose, il ny a aucun professeur qui
ait de limportance. Cest le compositeur lui-même qui sexprime.
Pour moi, Milhaud a eu de limportance au début. A 17 ans, les
influences les plus grandes furent celles de Debussy et Messiaen avec leurs
découvertes en matière de rythme. La lecture de la "Technique
de mon langage musical" a été pour moi une révélation.
A lépoque, en France, on ne savait pas grand-chose des Viennois,
que jai fini par découvrir grâce à René Leibowitz.
Ensuite, cest Boulez qui vivait une pleine ascension. Lors des concerts
du "Domaine Musical" je suis entré en contact avec un univers
qui nexistait pas au Conservatoire.
Des conflits ?
- Ce fut une crise pour moi.
Boulez était lhéritier de Messiaen et d'Anton Webern.
Lors des premières lectures de sa Seconde Sonate pour piano, je nai
rien compris, mais jai senti la cohérence, la richesse du langage
et la synthèse quil montrait de lévolution rythmique
de Messiaen et harmonique de Webern. Cest alors que jai décidé
daller étudier à Bâle, encouragé par Milhaud
lui-même: "Si javais votre âge, affirmait le maître,
jétudierais avec Pierre Boulez." Mefano, Gilbert Amy et
dautres noms devenus célèbres aujourdhui faisaient
partie du groupe des élèves de Boulez, desquels Jean-Claude
Eloy a pris ses distances au cours des dernières années: - Il
manquait au groupe un esprit critique - dit-il - ils voulaient faire carrière
rapidement. Et pour cela, le plus simple était dimiter Boulez,
même si cela allait à lencontre du maître, qui disait,
dans un célèbre article: "A bas les disciples !".
Celui-ci ne voulait pas la formation de "Petits Boulez". Son but
était uniquement de nourrir ses élèves de techniques
nouvelles, didées nouvelles, de tout ce qui pouvait stimuler
les créations originales. Le "contrepoids" - poursuit lauteur
de "Shanti" - a été pour moi, après Boulez,
Stockhausen: plein didées et extrêmement généreux.
Attentif à ses critiques lors de la première représentation
de "Equivalences" à Darmstadt sous la direction de Boulez,
jai refait luvre, le début et la conclusion, et jai
également beaucoup modifié lorchestration.
Ne vous êtes-vous
pas intéressé à la musique concrète ?
- Oui, mais le groupe de Recherches
de la Radiodiffusion Française (où jaurais pu entrer en
contact avec ces techniques de transformation des sons enregistrés)
était très fermé et avait certaines idées pédagogiques,
ce qui les amenaient à imposer leurs conceptions esthétiques.
En 1965, Eloy a accepté linvitation de lUniversité
de Berkeley et alla enseigner aux Etats-Unis. Cétait une façon
de fuir toute carrière ainsi que les relations mondaines - explique-t-il.
Il y resta jusquen 1967, un peu déçu car on ne sintéressait
quà la musicologie et parce quil y avait de nombreux aspects
sombres. Aucune recherche. Cest à cette époque que naquit
son engouement pour la musique classique orientale, fasciné par la
sonorité, les timbres, et les techniques vocales du Japon et de lInde.
Il lia amitié avec plusieurs musiciens indiens qui représentaient,
à ses yeux, de nouvelles ouvertures desprit.
De retour aux Etats-Unis, en 68, il chercha à assimiler, sans les imiter,
les conceptions asiatiques et écrivit différents articles, lun
deux intitulé "Musiques dOrient: notre univers familier".
A ce moment il faisait ses adieux à la musique post-Boulez. La composition
suivante fut Kamakala qui a stupéfait ses anciens admirateurs, ignorant
dans quelle catégorie classer cela, ni sérielle ni post-sérielle.
Cest après cette uvre que Stockhausen a invité Eloy
à travailler dans le Studio de Musique Electronique de Cologne.
Aux Etats-Unis de telles
opportunités ne se sont-elles pas présentées ?
- Pas tellement, car là-bas
le travail des synthétiseurs est davantage une musique à notes.
Pour moi lélectro-acoustique est un moyen datteindre des
spectres sonores très complexes les plus originaux possibles. Cest
le modelage du son aux fréquences indéfinies.
Et en quoi consiste le
travail de la composition électronique ?
- Il existe des " compositeurs
" qui se contentent des premiers jeux deffets, obtenus après
dix minutes de travail. Pour moi, le processus est bien plus complexe. Il
ne sagit pas dun simple jeu naïf. Je mets deux ou trois jours
avant de parvenir à établir un circuit électronique et
autant de temps pour apprendre à utiliser le matériau qui vient
dêtre inventé. Suivent ensuite cinq ou six jours où
les choix sont soupesés. Et le premier résultat obtenu ne constitue
que le matériau de travail à stocker. Jaccumule des caisses
de matériaux produit par des tas de circuits différents qui
sont ensuite réélaborés au 2ème, 3ème ou
4ème degré de transformation. Pour "Shanti", il y
en a eu vingt. Ce sont là des critères de sélection exigeants
qui viennent de la formation classique.
- Un son électronique - continue Jean-Claude Eloy - lorsquil
est travaillé, devient complexe, plein daccidents, dornements
qui lui donnent vie dans son propre intérieur.
ANTONIO HERNANDEZ
LEGENDE PHOTO : Jean-Claude
Eloy, auteur de "Shanti" en visite au Brésil, ayant accepté
linvitation de lICBA (Instituto Cultural Brasil Alemanha) et de
la Maison de France.
________________________________________________
O GLOBO
Rio de Janeiro
3 Juillet 1977
LE CONCERT DHIER
Shanti, un poème électronique transcendant
PROGRAMME
"Shanti", pour bande magnétique, en quatre pistes, de
Jean-Claude Eloy, réalisé dans le Studio de Musique Electronique
de la Radio de Cologne.
Toutes les lumières
se sont éteintes sauf une minuscule, au cur de la salle, où
le compositeur travaillait à la table de mixage possédant six
entrées et quatre sorties pour les énormes caisses de haut-parleurs
distribuées entre lestrade et lentrée de la salle,
entraînant, ou plutôt enchaînant le public venu relativement
nombreux assister à la première représentation de Shanti,
de Jean-Claude Eloy.
Dans cette obscurité, lambiance reproduisait lintérieur,
tel que lon peut limaginer, dune navette spatiale, dont
léquipage venait de recevoir les instructions du pilote: "Il
nest pas nécessaire dêtre un initié de la
musique contemporaine - a déclaré Jean-Claude Eloy - il suffit
découter en toute liberté, lesprit ouvert, et de
se laisser emporter par le son."
Il était six heures et demie à toutes les montres quand la fascinante
expérience de Shanti ("paix" en sanscrit) a débuté,
partant des cigales électroniques en pianissimo, qui ont augmenté
peu à peu telles des turbines de jet sapprochant en changeant
de couleur, accompagnées de notes darrêt des familles de
timbres les plus variées, de glissandos qui parcouraient dune
extrémité à lautre toutes les fréquences
possibles du son, allant des registres les plus graves aux plus aigus. En
matière deffets il ny eut, pour ainsi dire, pas de grandes
nouveautés, mis à part le fait de traiter chaque son amoureusement,
et à laide des ressources techniques de la première génération
électronique, celle de 1962, à la Radio de Cologne, berceau
du premier classique du genre qui fut le Chant des adolescents, de Stockhausen.
Dans une intelligente et inspirée superposition déléments
de timbres, de rythme et même dintérêt mélodique
de la première partie, dans ces accumulations dinformations et
de raréfactions dun bon goût admirables, avec tout le potentiel
daccélération de la vie intérieure des auditeurs,
ayant le son dun souffle qui nen finit pas, nous avons eu limpression
dune synthèse de toute lhistoire de la musique, non à
travers des citations littérales, mais à travers certains contours
bien définis, véritables micro-organismes rythmiques ou mélodiques
(ne faisant sans doute pas partie de lobjectif du compositeur) qui ont
su entraîner limagination vers des mondes de chant grégorien,
de Monteverdi, et de Bach (on voyait presque séchapper des cellules
de Fantaisie Chromatique et Fugue), des derniers quatuors de Beethoven,
de lOiseau Prophète, de Schumann, de la Passacaille
de la Quatrième Symphonie de Brahms, des Variations Symphoniques
de César Franck, des Noces de Stravinsky, de Anton Webern, de
Pierre Boulez, de Messiaen et de Stockhausen. Soudain ont commencé
à se faire entendre des voix étranglées parmi les churs
de pierres et darbres. Les vents en provenance de toutes les galaxies
se sont alors rencontrés dans la salle Cecilia Meireles, et ont secoué
jusquà la dernière molécule de chacun des auditeurs
de Jean-Claude Eloy.
Les effets, répétons-le, étaient tous déjà
connus, mais la disposition, lorganisation des éléments,
les courbes de tension et de repos, la force dexpression, tout cela
était de lordre du transcendantal, dans la maigre histoire des
expériences des moyens électro-acoustiques, qui, mis à
part quelques exemples signés Stockhausen, Luciano Berio et une demi-douzaine
de maîtres, a été réduite à un second plan,
illustratif, dans les spectacles audiovisuels, au cinéma, dans les
ballets, ou les grandes fêtes pyrotechniques. Shanti simpose dans
une obscurité totale. Le spectacle est un de ces monstres que nous
transportons dans les replis les plus profonds de nos consciences et qui,
finalement vaincus par nos anges gardiens, nous laissent en paix. Il y a des
épisodes banals dans Shanti, tels que la description de tableaux
de guerre, les voix des commandants, les churs aux bottes et aux voix
de soldats, les appels à la lumière, au calme et à la
paix, les bombardements, et même certains dessins rythmiques banals
se répétant avec des effets hypnotiques, mais aucun moment ne
peut être qualifié dinintéressant. Shanti
passe vite. On a limpression quà peine 15 minutes de notre
vie intérieure se sont écoulées alors que les montres
révèlent deux heures dobscurité passées
dans la salle. Rappelant néanmoins des siècles de vécu
et même des éternités, telle cette roue jetée vers
linfini, qui à la fin de luvre est linnocent
canon de glissandos ascendants, soumis à un crescendo hallucinant.
Avec ce concert, lInstitut Culturel Brésil-Allemagne nous a fait
pardonner tous les oublis de lactuelle saison de Rio de Janeiro.
ANTONIO HERNANDEZ
________________________________________________
HARIAN KOMPAS
Jakarta
14 Octobre 1978
MUSIQUE ELECTRONIQUE A JAKARTA
Par Slamet A. Sjukur
Lorsque le Directeur du Centre
Culturel Français de Jakarta, Claude F. Kieffer m'envoya un courrier
pour me parler d'un compositeur qui aurait souhaité venir en Indonésie,
j'ai compris tout à coup de qui il me parlait, et j'ai tout de suite
pris conscience des difficultés techniques que nous allions rencontrer
pour monter le spectacle musical de ce compositeur.
Le compositeur dont il s'agit n'est rien moins qu'une des figures de la musique
de la fin du XXème siècle, digne successeur de Boulez, Stockhausen,
Xenakis et d'autres de la même génération.
Jean-Claude Eloy (qui est né en 1938) a réalisé, au cours
des quatre dernières années, des spectacles importants dans
le cadre des festivals de Royan, Paris, Los Angeles, Genève, Londres,
Montréal, Sao Paolo, Rio de Janeiro, Tokyo etc., en particulier, avec
la création de Shanti, qui sera donné ultérieurement
à Jakarta (au Taman Ismail Marzuki).
Dans les années cinquante, la plupart de ses uvres, essentiellement
pour piano, ou ses chansons accompagnées au piano, étaient destinées
à un petit ensemble de musiciens.
Il écrit des compositions orchestrales depuis 1962 : "Etude-III",
et "Equivalences".
En 1971, une création d'envergure, pour trois orchestres, avec trois
chefs, et cinq churs, fut montée pour la première fois
pour le festival de la Semaine Internationale de la Musique de Paris. Cette
création "Kamakala" était une commande du gouvernement
français. Il y fait référence également comme
exemple, au cours de sa conférence sur le développement de la
musique occidentale depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Cette
conférence se tiendra au Lembaga Pendidikan Kesenian Jakarta - the
Jakarta Art Education Institution (affiliée au TIM) le 18 octobre,
dans la soirée.
Graphique illustratif
:
MUSIQUE ELECTRONIQUE - Pendant un spectacle de musique électronique,
le matériel acoustique utilisé ne consiste pas en instruments
de musique ou en êtres humains, mais en sons qui sont recopiés.
Au cours de ce spectacle, Eloy a utilisé 8 pistes de sources sonores,
consistant en magnétophones. Ces huit sources sont reçues dans
une table de mixage, ils sont préparés, organisés et
envoyés sur quatre amplificateurs. Le public, qui est assis au milieu,
reçoit des sons qui viennent de quatre coins de la salle.
Electro-acoustique
Shanti, qui constitue l'essentiel
de son programme au cours de sa visite à Jakarta, est une création
musicale, dans le domaine de l'électronique acoustique (pas dans l'électronique
pure, car celle-ci n'utilise que des sons sinusoïdaux et des manipulations
électroniques).
La musique électroacoustique est un produit, qui est le résultat
de plusieurs étapes de création. Tout d'abord, on choisit une
source de sons, qui sont copiés en mono (et non en stéréo).
Cette source de son n'est pas nécessairement un instrument de musique,
mais cela peut aussi bien être des gouttes d'eau, le grincement d'une
porte, du papier qui brûle, etc. Enfin, la copie, à ce stade,
doit être aussi naturelle que possible, sans réverbérations,
sans filtres, sans modulations, etc.
On coupe les "cordes vocales"
de ces assemblages en pièces et les morceaux sont transférés
sur une petite bobine.
Deuxième étape : les éléments sonores, déjà
séparés, doivent être choisis, plusieurs sont mélangés,
empilés de manière aléatoire en diffusant ces bandes
sur des magnétophones (dont au moins deux avec play-back) et sur une
table de mixage ; puis on les recopie sur un autre magnétophone.
Là intervient une petite manipulation technique qui consiste à
ralentir ou à accélérer la source du son, ou bien à
retourner la bande sonore, de telle sorte qu'elle revient en arrière
(par exemple, un coup frappé sur un gong qui diminue d'intensité
devient, quand on retourne la bande, un son qui, au début, est très
doux, puis s'intensifie progressivement), ou bien on change l'harmonie de
la dynamique par un filtre et on utilise mille et un tours.
Il existe deux sortes de manipulations, que l'on utilise ensemble, habituellement.
Elles consistent à mélanger un empilage aléatoire (mixage)
et un assemblage (collage). Grâce à ces procédés,
les sons originaux sont totalement modifiés, et il est difficile de
les reconnaître.
1500 heures
Shanti, qui sera donné ultérieurement au TIM, est composé
entre 1972 et 1973 dans le studio de musique électronique de Cologne
(Allemagne) ; sa réalisation a duré environ 1500 heures, et
le résultat en est un spectacle de moins de 2 heures. C'est comme la
production d'un film, on jette ce qui ne nous plait pas.
Sous sa forme finale, Shanti est composé de 2 sources sonores ; 4 sources
sont chargées dans un magnétophone 4 pistes à une seule
commande (quadriphonie) et quatre supplémentaires, dans deux magnétophones
stéréophoniques 2 pistes.
On peut imaginer toutes les combinaisons possibles avec ces huit sources sonores.
Une combinaison de deux sons peut produire : un mélange des sons 1
et 2, un mélange des sons 1 et 3, 1 et 4, jusqu'à 1 et 8, ou
bien 2 et 3, 2 et 4, etc.
avec les autres sons.
La combinaison de trois sons peut donner un mélange des sons 1, 2 et
3, 1, 2 et 4, 1, 3 et 8 etc. Et on peut faire une combinaison de 4, 5, 6,
jusqu'à 8 sons.
Toute cette production doit être "gonflée" avec quatre
amplificateurs, chacun diffusant une combinaison différente des autres.
Le public, qui est placé au milieu du Theater Arena, reçoit
les sons qui viennent des quatre coins de la salle (voir la photo).
Et tout ça pour quoi ?
Les gens peuvent se demander "mais pourquoi écouter de la musique
qui n'est que copiée?"
Parce qu'un tel équipement, composé d'amplificateur quadriphoniques
autonomes comme celui là, est trop luxueux pour le public qui préfèrerait
rester à la maison .
Bien que cela ne soit pas obligatoire, l'interférence directe avec
le compositeur lui-même fait partie, en tant qu'être vivant, du
spectacle musical, dont les éléments réels sont permanents
(copiés). Une telle dialectique n'est pas sans signification pour un
compositeur comme Eloy, qui connaît les pièges, qu'il a lui-même,
consciemment ou inconsciemment placés.
Shanti, mot sanskrit qui signifie la paix, est une méditation sur l'une
des doctrines de l'un des plus grands yogis, Sri Aurobindo.
Selon Aurobindo, la paix ne consiste pas en une existence calme et finie.
La paix est un équilibre d'éléments, qui s'opposent les
uns les autres, et qui sont en continuel changement. Il signifie que la paix
est un arrière-plan extraordinaire de toutes formes de lutte.
Musicalement parlant, quels éléments antagonistes et quelle
sorte de paix souhaitons nous atteindre ?
La paix, ici, est une combinaison de sons musicaux, et de sons, que l'on ne
considère habituellement pas comme de la musique, par exemple, les
bruits du marché, d'un maçon, ou d'un pneu qui crève,
etc.
Les grands musiciens nous démontrent toujours que la musique est beaucoup
plus riche que nous le pensons.
La musique d'Eloy ne se limite pas à un petit groupe de musiciens,
amateurs de musique contemporaine, elle concerne également les techniciens
du studio qui doivent savoir économiser les effets du spectacle.
Pour les amateurs de musique qui aiment savoir tout ce qui se passe dans le
domaine de la musique actuelle, ils auront non seulement un avant-goût
des produits techniques, mais ils pourront également témoigner
de combien est importante la part de conscience dans toutes les possibilités
que nous rencontrons.
SLAMET A. SJUKUR
________________________________________________
SINAR HARAPAN
Jakarta
Octobre 1978
"SHANTI" de Jean-Claude Eloy
Thèse sur l'Espace
Par : Franki Raden, Akademi Musik LPKJ
Quelques jours avant la représentation
de "Shanti" au TIM, le 18 octobre dernier, le journal SINAR HARAPAN
a publié un article de Slamet Abdul Sjukur sur Jean-Claude Eloy, compositeur
français contemporain très connu, qui devait présenter
au public sa création de musique électronique.
Slamet, que l'on connaît pour ses créations d'avant-garde, ne
se serait pas manifesté si cette représentation de Shanti était
un événement musical ordinaire.
Or, cette représentation de Shanti est tout sauf un événement
musical ordinaire. Il se pourrait bien que ce soit la première fois
qu'un spectacle de musique électronique est donné dans les règles
de l'art, devant un public indonésien.
Un compositeur suédois de musique électronique a déjà
présenté une création à l'Akademi Musik LPKJ.
Mais le spectacle n'était pas ce qu'il aurait dû être,
c'est-à-dire avec les instruments indispensables pour que la musique
dialogue, par l'intermédiaire des sons, avec le public, comme cela
est le cas avec Shanti.
Je crois donc qu'il vaut mieux que je vous explique ce qu'est la musique électronique,
qui est Eloy et ce qu'est Shanti.
Habituellement, quand on entend le terme "musique électronique",
on imagine une kyrielle d'instruments de musique électriques, comme
des guitares basses, des orgues, ainsi que de nombreux autres accessoires
comme des haut-parleurs et des amplis. Ce n'est pas tout à fait vrai.
Mais ce n'est pas tout à fait faux non plus.
La musique électronique nous parvient aux oreilles de toute évidence
grâce à certains accessoires comme les amplis et les haut-parleurs,
mais ici, pas de guitares électriques ni d'orgues. En musique électronique,
la source des sons est une source à une seule fréquence, appelée
son sinusoïdal.
Ce son sinusoïdal est un élément sonore extrêmement
pur qui ne renferme aucun spectre harmonique de sons produits par des instruments
de musique. Les "instruments" utilisés par un compositeur
qui crée une uvre existent sur plusieurs bandes, pleines de concepts
et d'inventions sonores, réalisées en studio. En Occident, une
composition de musique électronique a été créée
pour la première fois par un compositeur américain d'avant-garde,
John Cage. "Imaginary Lanscape" (Paysage imaginaire) a été
créée en 1939, et à l'époque, le système
utilisé par Cage était très cher, peu pratique et manquait
de souplesse.
Quelques années plus tard, un nouveau genre est apparu en France :
la "Musique Concrète", qui a recours à de nombreux
effets électroniques, mais qui diffère de la musique électronique
en ce que les éléments et la source des sons qu'elle utilise
ne sont pas des sons sinusoïdaux, mais des sons concrets, pris dans la
nature. Par exemple, le bruit du tonnerre, le grincement d'une porte ou le
bruissement d'un papier, etc.
Ces éléments sonores sont travaillés sur magnétophone
jusqu'à devenir un système de sons dont il est difficile d'identifier
l'origine. En 1949, Pierre Schaeffer, inventeur de cette musique concrète,
produisit sa première création, qui rencontra un certain succès,
"Symphonie pour un homme seul". Au contraire de la musique concrète
qui s'est si vite répandue, après les innovations de Schaeffer,
la musique électronique a fleuri lentement. Ceci est dû, semble-t-il,
à la difficulté de trouver un studio capable de traiter les
sons, et à la durée de ce traitement. En 1951, un nouveau studio
de musique électronique a vu le jour à Cologne (Allemagne),
lancé sous la houlette du compositeur allemand Herbert Eimert.
1956 ne vit que quelques créations de musique électronique:
Eimert, Stockhausen et Krenek connurent un certain succès et parvinrent
à un certain achèvement artistique, avec des créations
telles que "Fünf Stücke" (Eimert), "Gesang der Junglinge"
(Stockhausen) et "Spiritus Intelligentiae Sanctus" (Krenek). A l'heure
actuelle de nouveaux studios de musique électronique voient le jour
dans des villes comme Milan (Italie), Princeton (USA) et Tokyo.
Il est intéressant de suivre les progrès des groupes de musique
concrète et de musique électronique qui s'invectivent au sujet
de la technique de conception qu'ils emploient.
Ainsi, Eloy est-il un symbole d'une jeune génération qui base
sa technique et sa conception dans les créations de musique concrète.
Eloy est né près de Rouen (France), et débute sa carrière
musicale au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris.
Entre 18 et 21 ans, il remporte plusieurs prix de piano, musique de chambre
(1957), contrepoint (1958) et ondes martenot (1959). Ensuite, il apprend l'art
de la composition sous la direction d'un compositeur célèbre
du 20ème siècle, Darius Milhaud.
En 1961-1962, il suit les enseignements d'une figure célèbre
de la musique, très en vogue à l'époque, Pierre Boulez,
connu non seulement en tant que compositeur, mais également comme chef
d'orchestre. C'est à cette époque qu'Eloy crée son uvre
"Etude III", donnée à Paris aux "Concerts du
Domaine Musical", programme musical du 20ème siècle, organisé
par Pierre Boulez, lui-même.
En 1972, il reçoit une invitation de Stockhausen en personne à
venir travailler dans le studio de musique électronique qu'il dirigeait
à Cologne. C'est là (en moins d'un an) qu'il crée "Shanti",
dont on a donné la représentation hier. Eloy entreprend, ensuite,
avec Shanti, une tournée en Amérique et en Asie et sa création
fut applaudie par Stockhausen lui-même.
Après le succès rencontré avec Shanti, Eloy reçoit
à nouveau une invitation du studio de musique électronique de
Tokyo, en 1977, année où il crée "Gaku no michi",
uvre de musique électronique de 4 heures. Cette composition fut
présentée pour la première fois au festival contemporain
de création artistique de la Rochelle (1978) dans le cadre d'un programme
spécial "les Journées Jean-Claude Eloy", au cours
desquelles Eloy présenta sa création pendant 2 heures non-stop,
et participa à des conférences et à des ateliers.
Enfin, le 18 octobre dernier eut lieu la représentation de Shanti au
Teater Arena TIM. Les accessoires utilisés pour Shanti consistent en
un magnétophone 4 pistes (Quadriphonique) 15 i.p.s., un magnétophone
2 pistes (stéréophonique) 15 i.p.s., 2 consoles et 4 haut-parleurs
de 200 watt, avec 4 sources simultanées.
Dans le Teater Arena, ces accessoires ont été disposés
de la manière suivante: les 4 haut-parleurs étaient placés
dans les quatre coins de la salle, et les 2 consoles en plein milieu. A 20:00h
précises, Eloy entra dans le théâtre ("l'Arène"),
pour se placer juste devant ces 2 consoles, puis il demanda aux spectateurs
qui, à son entrée, étaient assis sur des chaises, de
se rapprocher et de s'asseoir près de lui (voir notre photo) parce
que c'était la position dans laquelle Shanti devait, de par sa conception,
être écouté.
La veille, pendant la répétition, j'avais moi-même pu
constater la différence, selon que l'on était assis derrière
l'arène ou en plein milieu, au centre des mouvements sonores.
Pour moi, écouter Shanti de derrière l'arène lui fait
perdre une grande partie de l'expérience esthétique unique qu'il
constitue.
Dans un silence absolu, un son haute fréquence commence soudain à
s'échapper des 4 haut-parleurs et à pénétrer l'espace.
Déjà, Eloy a commencé à manipuler ses potentiomètres,
ajoutant une dynamique aux émergences sonores. Le son à haute
fréquence s'insinue doucement, pendant quelques instants. 2 haut-parleurs,
dans le fond, lâchent soudain des sons au rythme élaboré,
puis ce sont les 2 haut-parleurs devant, et les quatre éléments
fonctionnent à plein.
C'est à cet instant que l'espace intervient, en tant qu'élément,
et atteint son paroxysme au milieu du périple de Shanti. A cet instant,
la notion d'espace passe totalement dans notre conscience, et, plus important,
le son devient soudain, non plus une abstraction, mais une créature
physique.
Le son devient "sculpture" et se déplace, physiquement, explorant
chaque centimètre d'espace ouvert à une fréquence accessible.
Eloy utilise un crescendo pour atteindre un orgasme volumique, nous pénètre
d'excitation. Le son devient masse, et pour la première fois, je sens
que le son est devenu puissance, qu'il peut nous forcer à abandonner
notre conscience, à nous modeler comme ce son lui-même. Je me
suis senti devenir son.
Dans ce contexte, Eloy a transformé son idéal en conscience,
a métamorphosé le son en magie.
En fait, cela n'a rien d'extraordinaire. Les peuplades primitives y parvenaient,
d'une façon différente toutefois. La capacité du son
à nous entraîner dans l'excitation peut avoir pour origine l'énergie
naturelle qu'il renferme, bien qu'Eloy agisse comme quelqu'un qui la déplace.
Il est plus intéressant de considérer Eloy comme un sujet, de
voir comment, à son niveau, il a atteint une virtuosité dans
l'organisation des sons sinusoïdaux, obtenus avec un oscillateur, afin
d'exploiter au mieux la potentialité du matériel. Par exemple,
sa capacité à tirer le meilleur parti de l'espace et à
le rendre actif/dynamique avec un crescendo-decrescendo, sur des sons à
haute fréquence. Ou bien en se servant d'autres formes sonores, conçues
grâce aux techniques antipodistes, en exploitant la potentialité
des quatre haut-parleurs.
Il s'agit bien d'une nouvelle composition technique extraordinaire, et elle
ne pourra jamais être mise en uvre par des compositions musicales
utilisant des instruments traditionnels.
Mis à part la thèse relative à l'espace, que traite Eloy
dans sa création, il apparaît qu'il a réussi, avec Shanti,
à découvrir de nouvelles qualités sonores époustouflantes,
grâce à ses compositions aux circuits électriques créées
en studio. Par exemple, le son méditatif qu'il a utilisé avant
le paroxysme.
Eloy a réussi à placer la qualité de ses sons selon des
proportions intéressantes et il a ainsi pu créer une véritable
atmosphère de méditation. Eloy nous a également présenté
une atmosphère non moins intéressante au moment où il
a utilisé une composition de sons particulière obtenue grâce
à la manipulation des sons des vagues océanes. Il s'agit en
fait d'une technique de musique concrète "à la Schaeffer",
et non pas d'une technique de musique électronique pure. Il ne suffit
plus dorénavant de reconnaître cette implication des vagues océanes
: elle s'est transformée, déjà, est devenue une figure
sonore, qui se balance avec froideur et dégage une paix extraordinaire.
Ironie de la chose: Shanti, qui signifie paix, but poursuivi par Eloy, pendant
toute sa construction et toute la conception sous-jacente, n'apparaît
finalement que par une touche sonore.
Shanti est véritablement une composition fascinante, mais pas encore
une création parfaite. Nous y voyons encore les faiblesses d'Eloy dans
la gestation idéale de Shanti, elle-même.
Par exemple, peu après le paroxysme de l'uvre, c'est-à-dire,
dans la partie qu'il a composée à des fins humoristiques. A
ce moment, Eloy utilise une marche allemande, dont le chant est accompagné
du bruit de bottes des soldats au pas. Eloy ne touche pas à cet élément
de son, concret, il l'amplifie, en utilisant l'espace, qu'il remplit à
l'aide des 4 haut-parleurs. Le résultat est un effet comique et c'est
exactement de qu'Eloy recherchait. Cet épisode a duré quelques
instants assez longs, et l'intention était que notre psychisme, tendu,
quelques secondes auparavant, puisse se détendre. Choix fascinant de
la part du compositeur, mais qui s'avère la plus grande faiblesse de
Shanti.
Eloy a omis de prendre notre psychisme en compte, et surtout son épuisement
après ce magnifique paroxysme, quelques instants plus tôt.
Et il en résulte que, lorsque Shanti atteint cette apogée, pour
la seconde fois, nous ne sommes plus en état de le suivre. Et même
plus : ce second paroxysme est atteint par Eloy en suivant un très
lent processus. Grâce à une technique extrêmement fascinante
de glissements lents de haute fréquence à basse fréquence,
les sons ont été traités avec une technique de sons de
canons (très rapprochés les uns des autres), et l'utilisation
du crescendo. Eloy réussit finalement à réveiller notre
psychisme une fois encore et à le forcer à atteindre un paroxysme,
une seconde fois.
Mais c'est le moment choisi par Eloy pour mettre un point final à Shanti,
et notre sentiment est que le paroxysme est timide, et reste inachevé.
Shanti a été ressenti comme une pièce trop courte, dont
la fin était engloutie par un énorme trou.
FRANKI RADEN
________________________________________________
KOMPAS
Jakarta
Octobre 1978
ENTRETIEN AVEC
JEAN CLAUDE ELOY ET SARDONO W. KUSUMO
APRES LA REPRESENTATION DE "SHANTI"
Par Franki Raden
Le 19 octobre dernier, Jean-Claude
Eloy, grand compositeur contemporain, après la génération
de Boulez, Xenakis et Stockhausen, est venu en Indonésie présenter
sa création "Shanti", composition de musique électronique.
Différent des interprètes légendaires qui se sont révélés
ici, de manière assez surprenante, un compositeur du calibre d'Eloy
nous rend visite, pour la première fois, en Indonésie. C'est
pourquoi j'ai souhaité avoir un entretien avec Eloy, qui était
accompagné de Sardono W. Kusuma, chorégraphe renommé,
qui se consacre, actuellement, à son approche de plusieurs médias
artistiques.
Psychologie temporelle
F (Franki) : Jusqu'à
présent, quelle expérience tirez-vous du processus de vos créations,
qui utilisent des éléments de musique électronique ?
J (Jean) : J'ai tiré de très nombreuses expériences de
mes inventions musicales, en utilisant des éléments de musique
électronique. Mes découvertes qui portent sur la qualité
particulière des sons, grâce à la manipulation des sons
sinusoïdaux, semblent avoir influencé mes créations musicales
utilisant les instruments traditionnels. A part cela, j'ai connu une expérience
extraordinaire en matière de psychologie temporelle. Lorsque je travaillais
sur Shanti, j'ai découvert une existence sonore fascinante. Elle se
composait d'un mélange de différents sons sinusoïdaux,
que j'ai empilés pour les rendre compacts et pour qu'ils forment une
sorte de cluster, légèrement espacé, et pas aussi abrupt
qu'un cluster. Disons qu'ils étaient plus en harmonie. A l'époque,
je n'ai fait qu'entendre le son, sans ressentir le temps qui s'écoulait.
Un très long moment. Mais il s'avère que je n'ai pas ressenti
l'intégralité de ce moment. Ce son était, selon moi,
un son méditatif. J'obtiens souvent des expériences de ce genre
grâce à mes compositions de musique électronique.
Le public de Bandung : "vierge"
F : Qu'avez-vous ressenti
en voyant les Indonésiens qui écoutaient votre musique ?
J : J'ai donné des représentations dans deux villes, Bandung
et Jakarta. Dans ces deux villes, j'ai ressenti une impression unique et très
intéressante. A Bandung, le public était encore "vierge",
ce qui signifie qu'il n'avait jamais écouté une musique de ce
genre auparavant. C'étaient des jeunes gens, pour la plupart. Ils étaient
peut-être venus avec l'idée d'écouter de la musique populaire,
ou quelque chose d'autre, en tout cas, une musique qu'ils aimeraient. Lorsque
Shanti a débuté, j'ai été surpris : parce que,
au moment où Shanti en est arrivé à un passage que je
joue pianissimo, j'ai entendu des bruits de voix. Vous imaginez, il y avait
1000 personnes. Quand j'ai joué fortissimo, les bruits de voix n'avaient
aucune importance, mais dans le passage pianissimo, cela m'a beaucoup perturbé.
J'ai ressenti une sensation étrange, parce que, en Occident, si les
gens n'aiment pas la musique qu'ils entendent, ils s'en vont, ou bien ils
deviennent agressifs. Mais mon public, à Bandung, est resté
assis, et il a continué à parler. Lorsque Shanti s'est terminé,
ils m'ont littéralement agressé, en me demandant des autographes.
En Inde, j'ai eu une expérience assez amusante. A l'époque,
on m'avait demandé de faire une conférence. Personne n'avait
encore entendu ma musique. Quand j'ai terminé mon discours, qui avait
duré environ 2 heures, je leur ai demandé s'il y avait des questions.
Soudain, une personne m'a demandé : "Pourriez-vous siffler un
peu de votre musique ?".
En France, j'ai souvent connu des expériences étranges. Bien
que la musique contemporaine soit bien développée en Europe,
il y a encore des musiciens, dans certains orchestres, qui n'aiment pas la
musique contemporaine. Pourtant, ils jouent dans des orchestres symphoniques
de premier ordre. Ces orchestres ne veulent jouer que des oeuvres de, par
exemple, Beethoven, Brahms, ou ce genre là. J'ai eu une fois, une expérience
étrange, qui s'est passée à Paris. A l'époque,
je venais assister à la première représentation de ma
nouvelle création "Fluctuante-Immuable", pour un grand orchestre.
C'était l'Orchestre de Paris, qui jouait, parce que cette création
m'avait été commandée par le gouvernement français.
Au milieu de la représentation, les musiciens de l'orchestre se sont
soudain arrêtés de jouer et n'ont pas voulu reprendre. Ils protestaient.
Mais cette fois, au contraire, c'est le public qui m'a défendu et le
spectacle a pu reprendre.
Pas de concentration
J : Quelle a été
votre impression personnelle lorsque vous avez entendu Shanti ?
S (Sardono) : Avant de commencer, vous m'avez demandé de me concentrer
et d'écouter votre musique.
J : Oui
S : Je pense que là, vous avez commis une erreur. Lorsque j'ai essayé
de me concentrer, je n'ai plus été en mesure d'écouter
votre musique avec attention. Plusieurs fois, je me suis presque endormi.
N'ayant pu réussir à me concentrer sur les sons de votre musique,
je me suis au contraire ouvert pour me détendre et laisser ces sons
pénétrer mon âme. Je me suis alors senti bien et j'ai
vraiment apprécié Shanti. Je pense que le problème est
que, si vous vous concentrez sur les sons, qui viennent de votre musique,
alors vous sortez de vous-même et vous objectivez les sons. Alors l'opposition
entre l'objet et le sujet devient claire. Pour moi, le fait de rencontrer
une musique qui me donne l'impression d'être un géant violent,
imprime dans ma conscience que le processus d'écoute passe, en fait,
par mes oreilles. Dans ce cas, mes oreilles sont les premières ouvertures,
si nous sommes reliés aux bruits extérieurs. Nous devons faire
le silence en nous-mêmes et laisser les sons nous pénétrer.
Si nous restons silencieux, à l'intérieur, seuls les sons que
nous laissons entrer en nous, et dont nous avons naturellement besoin, nous
pénètrent. Ceci est important, pour affronter ce son,
il est tellement gigantesque. Si nous ne faisons pas cette démarche,
nous serons attirés dans les méandres de sons confus, parce
qu'en fait nous n'avons pas besoin de tous les sons que nous entendons. Ou
bien ils deviennent tous une sorte de pollution. Il est important pour moi
de vous dire cela, car, pour moi, l'existence d'une forme d'art, créée
par des artistes comme vous, a une signification positive, c'est-à-dire
qu'elle vérifie que la conscience de l'humanité est toujours
en éveil, et qu'elle n'abandonnera pas, qu'elle n'acceptera pas la
pollution du bruit des sons qui nous environnent, en partie du fait de notre
technologie avancée. Dans le meilleur des cas, vous pouvez relever
la conscience, pour qu'elle se demande s'il est légitime que les instincts
humains soient enterrés sous des monceaux de sons immondes, sans raison.
Par exemple, le son des machines, dans une usine, juste derrière chez
vous, les silencieux trafiqués des mobylettes, toutes sortes de klaxons
d'automobiles, etc.
J : Vos commentaires sont très intéressants. J'ai probablement
fait une erreur en utilisant le mot "concentration", mais je ne
voulais pas dire, "ne pas écouter", avec la signification
du mot "concentration"
je ne trouve pas le mot exact .
Pas simplement esthétique
F : Je comprends pourquoi vous nous avez demandé de nous concentrer
avant de commencer. C'est peut-être le résultat d'une obsession
à la suite de ce qui s'est passé à Bandung ?
J : Oui ! Et votre impression personnelle ?
F : J'ai rencontré une certaine problématique, différente
de celle de Sardono. J'ai connu une expérience extraordinaire lorsque
j'ai véritablement dialogué avec Shanti. Ne serait-ce qu'une
expérience qui fait naître une énorme charge sensuelle,
voilà ce que je ressens souvent. Par exemple, quand j'écoute
"Verklarte Nacht" et "String Quartet" de Schoenberg, "Petrouchka"
de Stravinsky, "La mer" de Debussy, "Stimmung" de Stockhausen,
même "Sextuor Mystic" de Villa Lobos. Mais quand j'écoute
leur musique, mon expérience est limitée par les sens et les
impressions. Quand j'ai écouté Shanti, j'ai ressenti une expérience
qui n'est pas seulement esthétique, mais une vraie expérience,
pas celle qui outrepasse les limites de l'activité simplement psychique,
mais également physique. Cela signifie, qu'à ce moment précis,
j'ai véritablement vécu une expérience totale, au cours
de laquelle j'ai atteint les limites de l'identification entre ma propre personne
et le son. C'est peut-être ce que Abraham Maslov appelait "expérience
apogée". Une telle expérience est véritablement
une expérience unique pour moi, et je ne l'ai ressentie que quelques
fois jusqu'à présent.
Mais au-delà de ce problème, Shanti, en tant que composition,
présente une faiblesse qui, je dois l'avouer, a gêné mon
"dialogue". A ce moment là, je n'avais pas encore pris conscience
de la nature de cette faiblesse, mais je suis sûr qu'il existe comme
un trou, dans Shanti. Le fait est que, juste à la fin du spectacle,
j'ai soudain ressenti qu'il est très court. Et je voudrais une suite.
J : C'est-à-dire que vous avez écouté très sérieusement,
et vous voulez pouvoir revivre à nouveau la seconde apothéose
que vous voudriez atteindre.
F : En particulier au cours de ce processus, vous ne stimulez plus la création
de sons évocateurs. En écoutant la dernière partie de
Shanti, qui est si exubérante, je peux me préparer à
nouveau à pénétrer dans cette atmosphère d'apothéose,
mais à ce moment très précis, tout de suite après,
c'est la fin ! Alors que mes capacités émotionnelles commençaient
à se libérer, elles sont anéanties. Je pense que c'est
pour cela que mon ami et moi avons ressenti le besoin d'une suite. Si c'est
l'effet que vous recherchiez, je peux vous dire que vous avez parfaitement
réussi, mais si ça n'était pas le cas, alors c'est véritablement
la faiblesse du spectacle.
Trois jours plus tard, Eloy quittait l'Indonésie en remerciant sincèrement
les musiciens qui l'avaient aidé à monter Shanti, qui faillit
ne pas voir le jour.
FRANKI RADEN
________________________________________________
DIAPASON
Mars 1979
Jean-Claude Eloy
(né en 1938)
Shânti, musique de méditation pour sons électroniques
et concrets
Réalisation WDR (Westdeutscher Rundfunk) Cologne
Erato STU 71205/6 (2D 79,00 environ). Enregistré en 1972/73. Minutage
: 1 h 36'
UUUU
Technique :
Prise de son : musique électronique - Gravure : propre - Pressage (notre
exemplaire) : assez silencieux
Dediée à Karlheinz
Stockhausen, réalisée en 1972-1973 au Studio électronique
du W. D. R. de Cologne, cette uvre, qui dure un peu plus d'une heure
et demie, se présente comme une "musique de méditation
pour sons électroniques et concrets". Le titre Shânti (mot
sanskrit) signifie "Paix", mais, précise Jean-Claude Eloy:
"La Paix au sens Héraclitéen, qui suppose toujours la lutte,
la violence, le rapport dialectique des choses... Il faut aller à sa
recherche en s'enfonçant progressivement dans le son, de longue séquence
en longue séquence. Toute la forme de cette uvre est une lente
et permanente spirale illimitée". On reconnaît ici les principes
dont s'inspire un compositeur, qui, en réaction contre un formalisme
excessif, a trouvé, à l'exemple de Stockhausen, du côté
des musiques de l'Extrême-Orient, une nou-velle ouverture sur le monde
des sons. Ce qu'il recherche et ce qu'il trouve, c'est la maîtrise de
la dynamique, la maîtrise du flux sonore; ce qu'il explore, c'est la
durée, c'est le temps; ce dont il prend conscience, à travers
le temps, c'est de la "dimension cosmique continue en toute chose".
Ces principes, Jean-Claude Eloy les a exposés au cours d'un entretien
avec François-Bernard Mâche, en février 1972, entretien
publié dans un récent numéro spécial de la Revue
Musicale (Les mal entendus, compositeurs des années 1970). Il
est essentiel de les connaître pour aborder une uvre telle que
Shânti, qui ne cherche pas à provoquer des impressions esthétiques
mais "une communication entre les hommes qui sont là ensemble
pour écouter". Shânti, certes, est moins fait pour le disque
que pour le concert. Mais il y a là, toutefois, beau-coup plus qu'un
document sonore. C'est une uvre accomplie, conduite avec une rare maîtrise
dans son long et lent cheminement, une uvre qui peut beaucoup apporter
à celui qui l'aborde avec une entière disponibilité d'esprit.
Réduite de 4 à 2 pistes pour l'édition phonographique,
la réalisation sonore n'en est pas moins impressionnante.
JEAN ROY
________________________________________________
MIDI LOISIRS
Arts et Spectacles
Mercredi 11 Avril 1979
Encore la nouvelle vague
[
]
Magie de l'électronique
Des cercles terrestres aux
cercles cosmiques nous passons aussi, sinon plus encore, grâce à
la musique électronique de Jean-Claude Eloy, Shânti. ...
Jean-Claude Eloy, né en 1938, a été l'élève
de Milhaud puis de Boulez à Bâle. Après 1'inévitable
apprentissage sériel, il a pris le "bon virage" comme dirait
Goléa. Ayant démissionné de ses fonctions d'enseignant
à Berkeley, il fréquenta, toujours en Californie, des musiciens
hindous qui l'orientèrent de façon décisive vers l'univers
sonore de l'Orient.
Dès 1971, Kâmakalâ témoignait de cette métaphysique
orientale qui ne dissocie pas la chair de l'esprit. Faisceaux-Diffractions,
publiés il y a quelques années, marquaient avec le recours aux
voix et aux instruments, la fascination de l'univers orientaL Avec Shânti
(en sanskrit "paix") toute la féerie de l'électronique
opère. Dans l'esprit de J.-Cl.Eloy, la paix n'existe pas sans ses contraintes,
les forces d'opposition, de révolte, de guerre (d'où les "collages"
rappelant les slo-gans mais aussi les bruits de bottes et les chants de sinistre
"nuit et brouillard")
Élaborée en 1972-73 dans les studios électroniques de
la Westdeutscher Rundkunk de Cologne, dédiée à Stockhausen,
l'uvre est un véritable continuum de flux sonores, riches d'efflorescences,
au sein duquel, investis par sa substance, nous prenons la dimension cosmique.
Cette uvre qui dure une heure trente "lente et permanente spirale
illimitée" au dire d'Eloy, si elle est abordée et écoutée
avec une totale disponibilité (faute de quoi
) doit conduire,
comme les meilleures uvres électroniques, à une prise
de perception-conscience de l'universelle matière et de la vastitude
cosmique, prise de conscience seule capable de métamorphoser l'homme
étroit que nous sommes restés, englué dans les cécités
et les fanatismes de tous ordres dont notre temps le plus actuel donne d'affligeantes
illustrations.
La conduite du cheminement électronique est tellement maîtrisée,
et ce dernier se suffisant à ce point à lui-même, que
les références aux Hymnen de Stockhausen par la plupart des
"collages" d'éléments concrets (voix, bruits de foules,
slogans) sont inutiles, en tout cas non essentielles au long flux électronique.
Loin de détourner l'homme de la vie comme on l'a dit souvent, la musique
électronique y plonge au plus profond mais par des moyens autres que
ceux des instruments de toujours. Qu'importe le moyen si le sens créateur
l'emploie pour des finalités supérieures!
Comme l'a écrit Goléa, "la musique est une aujourd'hui
comme autrefois... on ne la reconnaît à rien d'autre qu'à
ce qui seulement la met en uvre: au souffle créateur."
Dans la série de films tournée par le Groupe de Recherches de
la Radio, Ivo Malec dit: "Un temps viendra... où la nature toute
entière chantera pour les hommes..." Jusqu'à présent,
nous n'entendions que le "vent dans les arbres", le murmure de la
mer ou sa colère, le cri de l'oiseau égorgé ou appelant
la femelle. Les musiciens d'aujourd'hui, depuis Bartok, s'efforcent de nous
faire entendre ce qui, hier encore, était inaudible. Un jour viendra
où les capteurs de sons venus des galaxies, prenant le relais, trouveront
place dans l'immense orchestral des hommes.
R. A. LACASSAGNE
(3) 2x30 cm ERATO 71205
________________________________________________
L'EXPRESS
Avril 1979
Disques
Jean-Claude Eloy : Shânti.
En forme de "lente et permanente spirale, illimitée", une
"musique de méditation" pour sons électroniques et
concrets. Sur la paix (Shânti = paix en sanskrit), mais aussi son indispensable
contraire: la fin des antagonismes serait la fin du monde. Cette oeuvre puissante,
mais hors temps occidental, demande - et mérite - une profonde disponibilité;
elle peut, alors, vous emmener très loin.
ERATO 71205-6 (DEUX DISQUES).
SYLVIE DE NUSSAC
|
|