SHÂNTI
Presse (Français)
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LE NOUVEL OBSERVATEUR
8 Avril 1974
Maurice Fleuret

*

L'EXPRESS
8 - 14 avril 1974
MUSIQUE
Les sept jours de Royan
Sylvie de Nussac

*

TRIBUNE DE GENEVE
11 Avril 1974
Le Festival de Royan prend de l'âge
Christine Tabachnik

*

FINANCIAL TIMES
(Londres)
Avril 1974
Festival de Royan
Shanti d'Eloy
par Dominic Gill

*

LE NOUVEL OBSERVATEUR
Lundi 22 Avril 1974
MUSIQUE
L'Orient magnétique
par Jean-Claude Eloy
Propos recueillis par
Maurice Fleuret

*

LE MONDE
29 mars 1974
Musique
AU FESTIVAL DE ROYAN
" SHNTI " de Jean-Claude Eloy
Jacques Lonchampt

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OPUS INTERNATIONAL
N¾ 51 Juin - Juillet 1974
La musique. -
SHNTI, de Jean-Claude ELOY
(XIe festival de Royan)
Martine Cadieu

*

"ART PRESS"
Septembre - Octobre 1974
Jean-Claude Eloy " Shânti "
Itinéraire d'une œuvre
par Jean-Claude Eloy

*

LE QUOTIDIEN DE PARIS
Mercredi 6 Novembre 1974
Avant Première
SHANTI de Jean-Claude Eloy
"Musique d'engagement"
Gérard Mannoni

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LE QUOTIDIEN DE PARIS
Vendredi 8 Novembre 1974
musique : la critique de Gérard Mannoni
"SHANTI"
de Jean-Claude Eloy
Les difficiles chemins de la paix


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LE MONDE
10-11 novembre 1974
ARTS ET SPECTACLES
"SHNTI" de Jean-Claude Eloy
Jacques Lonchampt

*

THE DAILY CALIFORNIAN
4 février 1975
Berkeley, Californie
(Université de Californie)
A Modern Musical Visionary
(Un visionnaire musical moderne)
Par Gregg E. Gorton

*

CHICAGO SUN-TIMES
Lundi 4 avril 1977
Une expérience inoubliable dans le domaine
de la musique électronique
Robert C. Marsh

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LA PRESSE, MONTREAL
VENDREDI 8 AVRIL 1977
MUSIQUE / CRITIQUE
"Shânti" de Eloy : le cinéma de l'oreille
par Claude Gingras

*

ÚLTIMA HORA
Rio de Janeiro
26 Juin 1977
Shanti: musique électro-acoustique en concert
Aloysio Reis

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O GLOBO
1 Juillet 1977
Rio de Janeiro
AUJOURD’HUI DANS LA SALLE CECILIA MEIRELES
"Shanti", la paix armée de la poésie électronique
Antonio Hernandez

*

O GLOBO
Rio de Janeiro
3 Juillet 1977
LE CONCERT D’HIER
“Shanti”, un poème électronique transcendant
Antonio Hernandez

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HARIAN KOMPAS
Jakarta
14 Octobre 1978
MUSIQUE ELECTRONIQUE A JAKARTA
Par Slamet A. Sjukur

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SINAR HARAPAN
Jakarta
Octobre 1978
"SHANTI"
de Jean-Claude Eloy
Thèse sur l'Espace
Par : Franki Raden, Akademi Musik LPKJ

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KOMPAS
Jakarta
Octobre 1978
ENTRETIEN AVEC
JEAN CLAUDE ELOY ET SARDONO W. KUSUMO
APRES LA REPRESENTATION DE "SHANTI"
Par Franki Raden

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DIAPASON
Mars 1979
Jean-Claude Eloy
(né en 1938)
Shânti, musique de méditation pour sons électroniques et concrets
Jean Roy

*

MIDI LOISIRS
Arts et Spectacles
Mercredi 11 Avril 1979
Encore la nouvelle vague
R. A. Lacassagne

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L'EXPRESS
Avril 1979
Disques
Sylvie de Nussac

 

SHÂNTI
Presse (Français)
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LE NOUVEL OBSERVATEUR
8 Avril 1974

[…] Enfin, de "Shanti", l'immense fresque électro-acoustique de Jean-Claude Eloy, que j'ai pu réentendre dans de meilleures conditions, je dirai seulement qu'elle est de ces musiques de terre et de ciel, de ces chants d'évidence et de profondeur qui redonnent espoir. Que, par sa conversion inattendue à la bande magnétique, un musicien, pourtant formé à la géométrie instrumentale de Boulez, rejoigne du premier coup Stockhausen sur de tels sommets d'universelle grandeur et dans de tels abysses de méditation sonore, voilà qui mérite de plus longues explications ! J'interrogerai bientôt, ici même, l'auteur.

MAURICE FLEURET
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L'EXPRESS
8 - 14 avril 1974
MUSIQUE
Les sept jours de Royan

Dans le filet du Festival, beaucoup de coquilles vides et quelques poissons succulents…

Deux Gargantuas de la musique, à cerveau encyclopédique et estomac d'autruche: voilà Harry Halbreich et Paul Beusen, nouveaux responsables artistiques (depuis l'an dernier) du Festival de Royan. Non contents d'offrir, cette année, quelque 120 œuvres en sept jours - un record ! - ils proclament: "Notre problème majeur a été d'éliminer, à regret, des œuvres passionnantes." […]

Il y a, disait papa Schönberg, deux critères à l'œuvre d'art: nécessité, intensité. Alors, de toute évidence en voici une: "Shanti", de Jean-Claude Eloy, qui a dominé de très haut la récolte. Une œuvre électro-acoustique de deux heures un quart, réalisée dans le studio de la Radio de Cologne prêté par Stockhausen (ses fameux "Hymnen" ne sont pas loin). Dans l'espace délimité par quatre haut-parleurs, évo-luent des sons électroniques d'un grain somptueux, dont les fluctuations internes étirent l'immobilité. Ils charrient divers matériaux concrets : slogans de foules, voix d'Eldridge Cleaver, citations de Shri Aurobindo ou de Mao Tsé-toung, chants militaires, etc. "Shanti", en sanscrit, signifie "paix". Mais nous sommes là aux antipodes d'un idéalisme béat. Dans cette médi-tation tourmentée, la "recherche inlassable du calme de la conscience" n'oublie jamais le versant de la violence: c'est la tension des contraires, sur tous les plans, qui donne à "Shanti" sa puissance et sa portée.

Paris pourra entendre, à son tour, cette œuvre hors du commun : probablement au musée Galliera, dans le cadre du prochain Festival d'automne.

SYLVIE DE NUSSAC
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TRIBUNE DE GENEVE
11 Avril 1974
Le Festival de Royan prend de l'âge

Jean-Claude Eloy, auteur de "Shânti", une œuvre imprégnée des philosophies de l'Inde, a soulevé l'enthousiasme du public de Royan.

Royan. - Le 11e Festival d'art contemporain de Royan est placé sous le signe de la diversité et de l'abondance. […]
Une centaine de créations, des colloques et des conférences offraient à l'auditeur un aperçu assez vaste de la production actuelle, à l'exclusion toutefois des vétérans de ce genre de festival, tels Boulez ou Stockhausen. Bussotti jouissait de la place d'invité d'honneur ; Alsina et Lenot […] d'un premier bilan de leur trente années d'existence. Un hommage rendu aux deux disparus de l'année, Maderna et Barraqué, ainsi qu'à Schoenberg et Ives, une chance donnée à plusieurs jeunes composi-teurs, figuraient également dans ce copieux programme. Les ballets Blaska, le Teatromusica de Rome, l'Ensemble "2 e 2 m" animé par Mefano, le quatuor Parrenin et les admirables sœurs Labèque, entre autres, se partageaient l'interprétation d'une vingtaine de concerts et récitals.
Parmi les diverses nationalités représentées, deux Suisses, Michel Tabachnik et Klaus Huber. […]
Shânti, qui signifie paix en sanscrit, de Eloy, fut peut-être la seule pièce du festival à soulever l'enthousiasme de tous. Cette musique de méditation, pour sons électroniques et concrets, lentement élaborée dans le studio élec-tronique de la WDR de Cologne, est imprégnée des philosophies de l'Inde. Pendant deux heures et quart, la sagesse orientale mêlée à des réminis-cences de la violence dans Je monde, motive de longues improvisations électroniques - entrecoupés de slogans en chinois ou de citations de Shrî Aurobindo. Parqué dans une austère abbaye romane, l'auditeur transi, le dos et les fesses sciés par les barreaux de chaises rudimentaires, se sent peu à peu envahi d'une paix profonde. Tantôt assoupi par la monotonie voulue du discours sonore, tantôt touché au plus profond de sa conscience par le déferlement des huit haut-parleurs, il s'identifie avec le son et accomplit ainsi le plus exaltant des voyages spirituels.
Royan 1974 est le deuxième festival organisé par Halbreich et Beusen depuis le départ mouvementé de Claude Samuel, ancien directeur artistique, pour celui de La Rochelle. Les querelles entre les deux villes se sont apaisées. […]
À Royan, quelque chose a changé. Malgré un superbe feu d'artifice sur la plage, l'esprit de fête précédemment en vogue, s'estompe pour faire place au sérieux, à "l'organisé". Les concerts commencent à l'heure ; le public, ni trop jeune ni trop vieux, écoute religieusement la musique de notre siècle et en discute ensuite posément […]

CHRISTINE TABACHNIK
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FINANCIAL TIMES
(Londres)
Avril 1974
Festival de Royan
Shanti d'Eloy
par Dominic Gill

Bien que toutes les figures familières du festival de Royan (notamment Olivier Messiaen et son concours) soient parties rejoindre, après la furieuse débâcle de 1972, à quelques kilomètres au nord de la côte atlantique française, un autre festival rival de bord de mer animant La Rochelle à une autre période de l'année, Royan continue d'offrir son traditionnel programme de Pâques présentant les nouvelles musiques. Le festival est désormais dirigé par Harry Halbreich selon la même méthode informelle, mais profondément professionnelle, comme c'est le cas depuis 11 ans. […]

Une seule pièce en cette semaine débordant de musique s'est démarquée du lot et a fait du festival un détour qui en valait la peine. Il s'agit de Shânti, une œuvre électronique enregistrée aux proportions épiques et de qualité remarquable composée par l'un des jeunes compositeurs français les plus intéressants de la génération post-Boulez: Jean-Claude Eloy.
Shânti a été présentée à quelque 20 kilomètres de Royan, dans l'église de l'abbaye de Sablonceaux, gigantesque construction en ruine du XIIème siècle, située sur le plat vignoble de Saintonge […]
C'est à la lumière du jour que j'ai pour la première fois visité Sablonceaux, par un clair matin printanier aux allures estivales […]
Les corneilles tournaient lentement autour du seul clocher restant de l'église, sa pierre pâle et ses tuiles rouges contrastant avec la splendeur romanesque du ciel. Toute la campagne baignait dans la lumière du soleil, les chants d'oiseaux et le silence.
Que la perspective semblait alors sombre de retourner dans quelques jours dans la vieille salle de concert traditionnelle, à l'allure ramassée et de béton, au bord de la Tamise, avec ses rangées de sièges rembourrés de plumes, son personnel vêtu de verdâtre et son gong de signalement! […]
L'œuvre sur bandes d'Eloy a été créée cette nuit-là à Sablonceaux aux lueurs des chandelles qui projetaient des ombres vacillant vers l'obscurité de pierre du haut toit voûté, au-delà du transept et de la nef. Le décor ne pouvait pas mieux se prêter à l'événement. Shânti est une œuvre regorgeant également d'ombres singulières, de lumières tremblotantes unies dans une série d'arcs connectés: une structure massive d'une durée de deux heures et demie. Malgré la durée de l'œuvre et le froid régnant dans l'église (seulement quelque peu adouci par les brûleurs à gaz), l'expérience était impressionnante et émouvante pour l'auditeur.
Shânti a été composée au studio de musique électronique du Westdeutscher Rundfunk, à Cologne. Ce premier essai du genre pour Eloy révèle, sans surprise, à certains égards fondamentaux, l'empreinte caractéristique de Stockhausen. En effet, Eloy est entièrement ouvert au rapprochement: c'est Stockhausen qui l'a aidé à accomplir les premières étapes difficiles, qui l'a conseillé et a offert son point de vue une fois le travail accompli. Le compositeur de Shânti connaît sans aucun doute Hymnen de manière approfondie: à une ou deux reprises, les deux œuvres partagent même des passages aux timbres et gestes presque identiques. L'impression finale n'est cependant pas celle d'une œuvre dérivée: Shânti est non seulement remarquable de par son champ de vision, sa maîtrise de la technique, sa subtilité du détail, mais également de par la façon dont elle exploite le langage de Stockhausen à des fins entièrement individuelles et propres à elle-même.
Encore plus encourageant – bien que Shânti soit une œuvre explicitement "engagée" socialement et politiquement parlant –, Eloy ne s'est pas laissé séduire par le schéma politico-artistique facile, si souvent offert de nos jours en guise de camouflage pour la promotion d'idées essentiellement de seconde zone. Le terme lui-même signifie "paix" en sanscrit. Sur quatre bandes quatre pistes, chacune caractérisant une zone différente, liées par trois bandes stéréophoniques, Eloy étudie le mot avec le majestueux éclectisme d'un John Donne: "Toutes me concernent". Le Guide du yoga, de Shri Aurobindo; Eldridge Cleaver et les Panthères noires ; les poèmes de Mao; les chants militaires ; les conversations et slogans d'étudiants – tous sont placés avec une grande attention et sensibilité pour le son dans leur matrice électronique, filtrés, modulés, transposés et combinés.
Parmi les moments les plus mémorables, certains sont purement électroniques: le développement du "son de méditation" dans la troisième zone, d'abord présenté brièvement lors du premier lien ; un vaste son souterrain s'élevant des profondeurs et couvrant progressivement une gamme de hauteurs toujours plus larges jusqu'à ce qu'il remplisse et fasse trembler l'acoustique résonnante du bâtiment. La dissolution finale du conflit était également formidablement conçue: un glissando vers l'infinité accompagné de rapides pulsations en feed-backs; la fin d'un cycle marquant le début d'un nouveau.
Il convient d'attirer l'attention sur la superbe qualité technique de la bande: réglée sur un niveau de gain élevé sans aucune trace de distorsion ni de sifflement de fond: une qualité de son (autant lors de la réalisation que pendant la projection de l'œuvre) rarement rencontrée en Angleterre. L'Allemagne, la France, les Pays-Bas et l'Italie possèdent depuis des années des studios de musique électronique nationaux ou quasi nationaux. A Paris, qui abrite les expériences de musique électronique les plus passionnantes d'Europe, l'Institut de recherche et coordination acoustique/musique (IRCAM) ouvrira bientôt ses portes. Dans ce domaine en pleine évolution, allons-nous vraiment être laissés une génération en arrière?

DOMINIC GILL
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LE NOUVEL OBSERVATEUR
Lundi 22 Avril 1974
MUSIQUE
L'Orient magnétique
par Jean-Claude Eloy

"Shânti" ("Paix"), cent trente-cinq minutes de "musique de méditation" pour bande magnétique quatre pistes, a été l'un des événements du festival de Royan 1974 (1). C'est la toute première œuvre électro-acoustique de Jean-Claude Eloy, un créateur de 36 ans, exigeant, farouche et passionné, qui a travaillé jadis avec Boulez, enseigné en Californie, voyagé en Inde et subi chaque fois un choc en retour dont ses partitions portent la marque. L'expérience qu'il vient de vivre au studio de Cologne et qu'il raconte ici est exemplaire à plus d'un titre. Elle montre surtout ce qu'un compositeur peut attendre aujourd'hui des sons électroniques et concrets.

Si je suis venu au magnétique, ce n'est pas une conversion mais une étape logique, annoncée de très loin.
En vérité, j'ai mis dix ans à obtenir l'outil. Je pensais qu'en Amérique ce serait plus facile et plus libre mais, à Berkeley, on m'a tout promis sans rien me donner et j'en ai été réduit à faire quelques manipulations élémentaires avec Charles Boone à Mills College et avec John Chawning à Stanford.
Au contraire, au studio de la radio de Cologne, où Karlheinz Stockhausen m'a invité, j'ai pu faire une dizaine de séjours, en un an et demi, et travailler près de quinze cents heures avec les techniciens et tout le matériel disponible. Pourtant, j'étais venu pour réaliser une bande magnétique d'un quart d'heure, sans plus. Mais, à mon arrivée, j'étais un maniaque de la notation et de la mesure des fréquences, je passais dix fois plus de temps à mesurer qu'à produire. Peu à peu, il m'a bien fallu accepter la relativité de ces mesures comme l'impossibilité d'appliquer réellement les plans que j'avais faits dans l'abstrait.

Des tonnes à soulever

Car j'ai compris que le compositeur devient ici un improvisateur qui doit se contenter de faire quantité de "prises", comme pendant le tournage d'un film, et choisir ensuite dans les rushes. Les proportions de l'œuvre ne sont pas décidées au départ mais déduites progressivement de la nature du matériau. En fait, la composition générale ne prend sa forme qu'au fur et à mesure de la découverte.
Or il se trouve que, sans m'en apercevoir vraiment, je me dirigeais vers la complexité acoustique. Chaque son me demandait de vingt à vingt-cinq opérations. Dans les circuits, je jouais toutes sortes de variantes dont je ne retenais que tel ou tel fragment. Les premixages se multipliaient pour aboutir à des mixages globaux qui mobilisaient alors la totalité des ressources des deux studios dont je disposais - mixages d'autant plus périlleux que si, dans l'orchestre, les couches restent toujours présentes même dans les mélanges les plus serrés, il arrive souvent, en revanche, qu'elles se nuisent, qu'elles se confondent, voire qu'elIes s'annulent, sur la bande magnétique.
J'avais renoncé à toute partition, mais en cours de route, j'allais prendre quelque deux mille pages de notes de travail. À chaque nouvelle conquête, il me semblait qu'une zone s'ouvrait que j'avais portée en moi sans le savoir. L'œuvre, ainsi, s'acheminait d'elle-même vers son but.
Ce besoin, que j'ai depuis longtemps, de faire craquer la "petite durée sonore occidentale", de m'abriter de l'avalanche des petites notes qui vont vite, d'éviter la musique qui bavarde, qui papote nerveusement comme chez 99 % des post-sériels, je n'ai pu l'assouvir nulle part mieux que dans la discipline électro-acoustique, qui offre des sons très présents mais très lourds à manipuler et sur lesquels on a, tout naturellement, envie de s'appesantir.
Par exemple, pour parvenir à. ce que le "son de méditation", que j'emploie à plusieurs reprises, puisse engendrer directement une mélodie, pour arriver à le faire chanter, j'ai eu littéralement des tonnes à soulever. Mais, de la sorte, j'ai pu l'approfondir jusque dans ses moindres composantes.
En effet, je suis fasciné par ce qui peut sortir du corps sonore lui-même sur le seul plan acoustique. Les Orientaux m'ont appris qu'un son, qu'un événement unique, s'il n'est pas neutre, représente un univers musical complet et d'une inépuisable fertilité. Pour peu qu'on ne se laisse pas détourner du potentiel interne d'informations qu'il abrite, on y trouvera tout ce qui peut nourrir la durée, captiver l'oreille et reculer toujours plus loin les limites de la lassitude. Aussi, adviendra-t-il qu'une simple monodie paraisse plus riche, plus intéressante que la plus complexe des polyphonies, dès lors que les micro-accidents qui y sont inscrits auront été judicieusement exploités.

Le vrai engagement

"Shânti" développe bien des choses qui me viennent de l'expérience orientale et que j'avais abordées dans "Kâmakalâ" (2), notamment dans sa première partie, très lente, fondée sur des structures répétitives. Le feed-back, les boucles de réinjection, procédés aujourd'hui courants en électronique, m'ont permis de travailler lentement et en profondeur dans la chair même du son et, en particulier, de faire évoluer imperceptiblement un slogan rythmé jusqu'au chant mélodique, voire jusqu'à la tenue immobile, et inversement. Alors qu'avec les masses chorales et orchestrales on reconnaîtra toujours les artifices employés par le compositeur pour passer du cri au chant et aux sonorités instrumentales, l'électro-acoustique est le lieu privilégié, parce qu'égal, poli et sans à-coup, de l'aller-et-retour entre le matériau le plus concret et le son musical le plus abstrait.
Ce processus ouvre un champ très nouveau dans la recherche musicale et permet de rendre la musique pure plus parlante qu'elle n'a jamais été en Occident car, en transformant progressivement le signifiant - c'est-à-dire le signal acoustique qui porte un sens, comme la parole par exemple - on transforme aussi le signifié - c'est-à-dire le message.
À cause de cela peut-être, à cause de cette signification permanente de l'œuvre, chacun a voulu voir, dans "Shânti", son propre problème, celui de la nature ou celui de la perception, celui de la religion ou celui de la révolution sociale, ou bien d'autres encore. Pour moi, alors que je ne croyais plus dans l'engagement en art, alors que je m'étais résolu malgré moi à composer d'un côté et à militer de l'autre, la nature même de mon travail m'a logiquement amené à me poser et à poser à l'auditeur un certain nombre de questions qui se recoupent, sur le temps, l'écoute, l'esprit, le corps, la politique, etc.
Sans sacrifier jamais la musique, sans donner plus d'importance qu'il ne convient aux textes de Mao, d'Aurobindo ou aux discussions que je cite en cours de route, je me suis aperçu que je pouvais nous mettre en situation de réflexion ouverte sur quelques points essentiels. C'est cela, en somme, le véritable engagement.

Propos recueillis par
MAURICE FLEURET

(1) Voir "le Nouvel Observateur" n° 490 du 1er avril et n° 491 du 8 avril 1974.

(2) "Kâmakalâ", la dernière œuvre de J.-C. Eloy, pour trois ensembles d'orchestre et chœur, créée le 23 octobre 1971 aux Journées de Musique contemporaine de Paris.
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LE MONDE
29 mars 1974
Musique
AU FESTIVAL DE ROYAN
"SHÂNTI" de Jean-Claude Eloy

Royan - Après minuit, sous les admirables coupoles romanes de L'abbaye de Sablonceaux, à 15 kilomètres de Royan, une musique bien différente de celles du jour ouvre les portes de la méditation. Il semble bien que ce soit d'ailleurs la recherche contemplative qui ait conduit Jean-Claude Eloy vers cette musique de sons électroniques et concrets proche des grandes fresques de Stockhausen (Hymnen), Pierre Henry et François Bayle.
Le disciple de Boulez, le jeune compositeur merveilleusement doué d'Etudes III, d'Equivalences, à suivi un itinéraire intérieur tourmenté traversé des déserts en France et aux Etats-Unis et recherché dans la pensée Indienne un climat spirituel dont témoignait en 1971, Kamakala, effort "d'intégration du potentiel oriental dans la musique occidentale", qui nous avait alors paru sur une pente syncrétiste dangereuse.
Shanti, au contraire, a jailli librement au long de semaines de recherche et de manipulation au studio électronique de la radio de Cologne, méditation sur "la paix profonde de la recherche inlassable du calme de la conscience", à travers des textes de Shri Aurobindo, jamais séparée d'une méditation sur la guerre, sur les luttes sociales, sur ce que peut signifier Shanti pour le peuple indien d'aujourd'hui ou face à la révolution de Mao Tse-toung.
Jean-Claude Eloy à découvert et merveilleusement explicité "la puissance de pénétration psychique des sons électroniques" et cette "élongation du temps rendue possible grâce aux fluctuations internes du corps acoustique." Son œuvre, qui dure près de deux heures et quart, crée pour l'auditeur, à son tour, une véritable expérience spirituelle, Des sons d'une admirable richesse évoluent en courbes cosmiques d'une grande plénitude; les rumeurs des foules en révolte, la voix d'Eldridge Cleaver, deviennent elles mêmes de grands chœurs, partis intégrante de l'harmonie rêvée; trente minutes durant, un "son de médiation" immobile, ponctué par quelques citations d'Aurobindo, favorise un état de concentration ou d'abandon total.
Il semble cependant qu'au bout d'une heure, quand, après un premier cycle complet, l'interview d'une jeune étudiante en sanscrit a posé le problème de cette recherche intérieure face à la misère accablante du monde, l'œuvre se désunisse. Naurait-il pas mieux valu rester sur ce point d'interrogation? Eloy joue peut-être à l'excès sur l'alternance de méditation et de violence pour une œuvre par ailleurs si puissamment unifiée avant de rejoindre le grandiose final ou les conflits se dissolvent dans une fresque électronique d'une prodigieuse densité. Mais il faudra réentendre cette œuvre majeure. […]

JACQUES LONCHAMPT
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OPUS INTERNATIONAL
N¾ 51 Juin - Juillet 1974
La musique.
SHÂNTI, de Jean-Claude ELOY
(XIe festival de Royan)

Écouter tous les côtés t'éclaire mais n'en écouter qu'un te plonge dans les ténèbres

Wai-Tchang

Shânti qui trois fois, obsessionnel, doux et violent dans l'alliance doit se répéter jusqu'à I'immobilité de l'âme et le consentement à la paix, passe par le chemin de toutes les douleurs.
L'homme d'aujourd'hui - selon Camus, dont la mort est encore vie en moi - est celui "qui souffre par masses prodigieuses sur l'étroite surface de cette terre, l'homme privé de feu et de nourriture pour qui la liberté n'est qu'un luxe qui peut attendre; et il n'est question pour cet homme que de souffrir un peu plus, comme il n'est question pour la liberté et pour ses témoins que de disparaître un peu plus"
Et voici : Karlheinz Stockhausen tend la main à Jean-Claude Eloy dont les Faisceaux-Diffractions étaient déjà écartèlement et rayonnements, dont Kâmakalâ niait le temps dans le chant abyssal des moines thibétains; la nostalgie même de la lumière à tous deux soudain donne raison dans l'éclatement du cœur et la déchirante "douleur-sérénité" - dont ils parlent, l'un dans Stimmung, l'autre dans Shânti - enfin révélée, nouée à elle-même, confondue comme l'étaient au soir de Royan en l'Abbaye de Sablonceaux, la terre exultante et la froide nuit constellée. Au bout des tragédies, dans la mémoire la force et la violence débouchent sur le calme de la conscience soudain rendu possible.
Shânti, mot sanscrit, veut dire "paix". Jean-Claude Eloy travaille au Studio électronique de Cologne. Il lit Aurobindo, Vincent Bardet, Monod. Son idée "une courte étude abstraite, prudente". Prudente? Qui a écouté Kâmakalâ ne peut y croire. Impressionnée plutôt. Vulnérable. Le temps lorsqu'il travaille cesse. Ce n'est pas une surprise pour qui a vécu l'Inde, et pratiqué cette lente méditative approche. Seul parmi les compositeurs d'aujourd'hui, Eloy connaît cette différence essentielle: le mouvement passionnel et son contraire dans le même instant; le temps qu'on ne "tue pas", qu'on ne "vainc pas" à la manière occidentale en le remplissant à ras bord d'émotions, de sensations, de fièvres agitées, de mises en sommeil. Inutile d'inventer calendriers, métronomes, de transformer la voluptueuse durée en temps mathématique étranger à la pulsion intime, profonde, qui est à la fois sang-coeur-esprit-marée-étoiles-cycles. Là ou Bussotti parle de masques, là où Schaeffer parle d'écoute acousmatique, l'oriental en éveil s'identifie au temps au lieu de le marteler, se glisse en lui: noces mystérieuses, secret.
Ainsi la place violemment person-nelle d'Eloy, de Shânti. La musique Orientale, roue lumineuse, fait tourner une succession de moments de silence. Dans Shânti comme dans les Rag: colorations musicales surprenantes puisqu'il s'agit d'électro-acoustique-durée de deux heures quinze semblant brève. Par les seules répétitions en alternance de cycles: les uns larges, violents, nourris de tout ce qu'Eloy a entendu de par le monde ("Je m'enfonçais dans un climat spirituel particulier fait à la fois de mémoire et de découverte", hymnes militaires atroces, cris de foule, cathédrale béante, agonie des suppliciés, et la vision d'Oradour-sur-Glane dans ma propre mémoire, après l'écoute), les autres comme une patiente conquête au bout de laquelle toute improvisation, en ce matériau inouï d'aujourd'hui fait figure de visage sculpté dans la flamme... Répétitions jusqu'au son le plus doux, le plus humble sous les coupes de l'Abbaye, blanches comme paumes retournées pour la soif. La vie, la mort, contradictoires, unies, réconciliées dans cette volonté de ne rien exclure au cœur douloureux des hommes, à l'esprit fasciné, hypnotisé, fixant l'amour comme un soleil aveugle.

hânti a été réalisé au studio de musique électronique de Cologne, créé en 1951 par le compositeur Herbert Eimert, mort en 73. C'est là que naquit le Chant des Adolescents de Stockhausen. C'est là, dans le partage fraternel entre techniciens, réalisateurs, musiciens que se prolonge cet illimité de la musique la plus farouche de notre temps, la musique témoin, la musique étale dans l'espace à la mesure de nos soifs. Ainsi ne disparaît pas quelque voix libre, niant le dernier pessimisme de Camus.

MARTINE CADIEU
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"ART PRESS"
Septembre - Octobre 1974
Jean-Claude Eloy "Shânti"

Le travail de Jean-Claude Eloy se distingue aujourd'hui, dans le champ de la musique contemporaine française, par une remarquable originalité. À 36 ans, Eloy sera passé successivement par Darmstadt (1957 - 1960), les cours de Boulez à Bâle (1961 - 1963), ce qui donnera des œuvres d'une écriture à la fois classique et raffinée (Equivalences), puis par un séjour aux Etats-Unis (1966 - 1969) qui lui permettra d'approfondir la connaissance de la nouvelle école américaine, de Stockhausen, et des musiques de l'Orient. En 1970, il compose Faisceaux-Diffractions, une œuvre d'une écriture très travaillée. Puis en 1971 c'est Kâmakalâ, grande pièce pour orchestre et chœurs, inspirée par l'Orient. Ce n'est qu'en 1972 qu'il fait connaissance avec le matériau électro-acoustique, au studio de Cologne. C'est là qu'il compose Shânti, nouvelle étape d'un itinéraire plutôt solitaire. Jean-Claude Eloy parle ici de Shânti, qui sera présentée au musée Galliera, les 6, 7 et 8 novembre.

Itinéraire d'une œuvre
par Jean-Claude Eloy

"…l'homme sait enfin qu'il est seul dans l'immensité indifférente de l'Univers d'où il a émergé par hasard..."
Jacques Monod : "Le hasard et la nécessité"

Lorsque j'ai commencé à travailler au Studio Electronique de la Radio de Cologne, je pensais réaliser une courte "étude", abstraite, d'environ dix minutes; attitude prudente, puisque les incidences de l'existence ne m'avaient guère donné l'occasion d'entrer en contact suivi avec le monde électronique, à mon grand regret d'ailleurs. Merci à toi, Karlheinz Stockhausen, de m'avoir généreusement tendu la main pour m'aider à franchir cette étape essentielle.
Passé les inévitables tâtonnements de départ, je me sentais chaque jour plus à l'aise dans le studio, et cherchais des circuits toujours plus complexes. Je me suis alors aperçu que les sons que je fabriquais avaient un étrange pouvoir: chaque fois qu'après avoir longuement cherché je décidais d'enregistrer un son comme stockage de "matériel", les horloges du studio me semblaient devenir folles! Je croyais enregistrer trois ou quatre minutes, et lorsque j'arrêtais les magnétophones, les horloges m'indiquaient déjà dix minutes, parfois plus... Ce n'était pas encore le paradoxe du voyageur de Langevin, mais le phénomène, pour moi, était révélateur: tout ce que j'avais découvert dans l'écoute approfondie des musiques orientales (élongation du temps, rendue possible grâce aux fluctuations internes du corps acoustique) éclatait, multiplié, dans le studio électronique! Cette constatation m'amena à bouleverser mes perspectives...
Par ailleurs, vivant à nouveau coupé de tout contact social, je m'enfonçais dans un climat spirituel particulier, fait à la fois de mémoire et de découverte. Chaque jour, je passais devant la fantastique cathédrale qui, aujourd'hui encore, malgré les réfections, montre les blessures de la guerre. Devant cette ville toute neuve qui l'enserre, il m'était impossible de ne pas évoquer les ruines tragiques sur lesquelles elle se dresse: les voix et les cris d'agonie de combien de milliers d'innocents; puis le silence, et le feu crépitant...
Dans les rares restaurants nocturnes, quelques livres m'accompagnaient. De la "relativité" d'Albert Einstein, je pouvais deviner les mécanismes, puisque j'en faisais chaque jour l'expérience psychologique directe dans les étranges distorsions temporelles du studio. Dans l'ouvrage de Jacques Monod sur sa théorie du hasard "conservé", je trouvais, là encore, confirmation de mon expérience quotidienne en électronique. Dans un studio, en effet, il est hors de question de tout "prévoir ", de tout contrôler, de tout noter. Dès que les circuits deviennent complexes et possèdent un grand nombre de variantes paramétriques, il faut accepter le fait de l'improvisation. J'ai réalisé des improvisations très longues, dont je ne conservais parfois que de très brefs fragments. Même si une telle "improvisation" était rigoureusement dirigée par l'esprit vers un résultat préconçu, ou plutôt pressenti, et très défini, il entrait cependant, par cette action simultanée des mains, de l'ouïe, et de la pensée, un inévitable facteur de "hasard", d'accidents; lequel, une fois enregistré, était toujours "conservé", quels que soient les modulations, filtrages, transpositions, et opérations de toutes sortes que je faisais subir ensuite à ces matériels. "... une fois inscrit dans la structure de l'ADN, l'accident singulier et comme tel essentiellement imprévisible va être mécaniquement et fidèlement répliqué et traduit..." (Jacques Monod). La théorie de Monod, découverte aux sources mêmes de la vie, contribuait donc grandement à me faire accepter une situation envers laquelle j'aurais pu avoir quelques réserves, en tant que compositeur de tradition écrite. Et s'il fallait mettre bout à bout toutes les bandes magnétiques de matériels et d'improvisations que j'ai réalisées pour cette oeuvre, une semaine d'audition continue ne suffirait sans doute pas à en venir à bout!
Autre livre : le "guide du yoga" de Shri Aurobindo. Dans cette ville qui rappelait à ma mémoire tant d'images de guerre vues lorsque j'étais un tout petit enfant, je pouvais lire aujourd'hui ces paroles de paix profonde, de recherche inlassable du calme de la conscience. Et ces phrases semblaient s'inscrire dans la prolongation directe des sons avec lesquels je venais de travailler pendant des heures, et qui résonnaient encore en moi: vastes, illimités. Par la permanence de leur relation avec la conscience cosmique, les textes de Aurobindo devenaient aussi le reflet du macro-monde étudié par Einstein, comme celui du micro-monde révélé par Monod. Et cette chaine d'échos se prolongeait dans cet autre livre: "Canyon / Californie", de Vincent Bardet. À la lumière intense de ce livre-poème, tant de bouffées-souvenirs revenaient à mon esprit, à ma vue, mais aussi à mes oreilles... Je revoyais les rues de Paris, en diverses circonstances ; la foule, et nos slogans inlassables... J'entendais encore Eldridge Cleaver, sur le campus de Berkeley, nous criant sa colère, avec toute sa juste violence révoltée, mais aussi toute sa bonhomie, et son humour. J'entendais des masses humaines... en revoyant les grands déserts! Des visages de femmes, des regards d'enfants, se mêlaient à la rumeur lente du Pacifique, au rythme du feu, à l'éclat des cascades, aux roches immenses, aux milliers de lumières calmes, le soir, vers le ciel comme dans les villes...
À partir de ce moment, j'ai ressenti la nécessité irrésistible de mêler, chaque jour, des matériaux concrets, à la puissance de pénétration psychique des sons électroniques. Miracles de la métamorphose par la magie des circuits! Ces slogans de violence martelée devenaient insensiblement: voix dans la distance; résonances; puis chant; puis chœurs; échos de chœurs; pour s'éteindre à la limite du son pur. Je pouvais faire chanter doucement les slogans. Mais les cascades devenaient foules criantes! Chaque potentiomètre me disait: "calme sur l'Univers". Mais en quelques circuits, le son le plus doux, le plus humble, ou le plus profondément méditatif, pouvait devenir: orgue multiplié, abîme de vertiges!...
"Shânti" (qui signifie "Paix" en Sanskrit), c'est tout ce tissu d'éléments qui s'entrecroisent, s'opposent et se complètent, en évoluant du son le plus "abstrait" jusqu'au matériel "brut", réaliste. Mais c'est aussi la fascination et l'hypnose d'un son jamais entendu. S'identifier au son. Se perdre en lui. Intégrer dans ce son toute la force implosive de la conscience, en ne faisant plus qu'un avec sa pulsation multiple, intérieure, et sereine.
"Shânti" n'impose pas tel aspect du monde, ou tel autre. A travers les masses sonores comme à travers les fragments de textes qui trouvent place dans cette œuvre, je ne "choisis" pas Shri Aurobindo, par exemple, "contre" Eldridge Cleaver ou Mao Tsé--toung: je les "mets en présence", entre eux comme devant vous; tout comme je mets en présence les forces sonores les plus différenciées. Toutes me concernent. Comme le souligne Mao Tsé-toung: "... Wei Tcheng, qui vivait sous la dynastie des Tangs, disait: écouter tous les côtés t'éclaire, mais n'en écouter qu'un te plonge dans les ténèbres...". Tous ces sons, tous ces mots, sont pour moi inséparables. Comme sont inséparables: le yin et le yang; le jour et la nuit; le feu et l'eau; la haine et l'amour; prabhava et pralaya; l'étoile et l'atome; tous les aspects de l'Univers! Comme le dit encore Mao Tsé-toung: "... Si l'un des deux aspects opposés, contradictoires, fait défaut, les conditions d'existence de l'autre aspect disparaissent aussi… Sans vie, pas de mort; sans mort, pas de vie. Sans haut, pas de bas; sans bas, pas de haut... Il en va ainsi pour tous les contraires...".

Jean-Claude Eloy :

Principaux écrits
"Héritage et Vigilance" n° 2 (1964); "Pour qu'aujourd'hui se multiplie", n° 3 (1965), extr. dans le Figaro Littéraire N° 1.000; "Open the doors of the Asylums, the prisons, and other faculties", n¾ 17 (1968); "Musiques d'Orient, notre univers familier", n° 18 (1968), dans "La musique et la vie", tome 2, Ocora / O.R.T.F.; "Du coté des disciples", n°10 (1969), extr. au Süddeutscher Rundfunk, Stuttgart; "Tendances de mes premiers travaux" n° 11 (1969), extr. dans "Musiques de tous les temps", n° 5 (1971); "L'improvisation, refuge, utopie, ou nécessité ?", n° 12 (1969), extr. dans " World of Music", UNESCO, n° 3 (1970); "Pour une objectivation des courants orientalistes de la musique occidentale récente", n° 13 (1970); "L'Orient et nous: chances d'une conjoncture", n° 14 (1971); "Apside", n° 15 (1972) dans "Clés pour la musique", Bruxelles (n° 49); "Et si Wagner était orientaliste ?", n° 16 (1973), programme du Théâtre National de l'Opéra.

Discographie
Équivalences par les solistes du Domaine Musical et Percussions de Strasbourg, dir. P. Boulez. Ades (1re édition: 15.005; 2e édition: 16.001) et disques Everest (Los Angeles) 3.170.
Faisceaux-Diffractions par l'Ensemble Ars Nova dir. B. de Vinogradow. lnédits-O.R.T.F.; Distribution Barclay; 995.038.
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LE QUOTIDIEN DE PARIS
Mercredi 6 Novembre 1974
Avant Première
SHANTI de Jean-Claude Eloy
"Musique d'engagement"

Dans le cadre du festival d'Automne, les 6, 7 et 8 novembre à 20 h 30 sera donnée au musée Galliéra une œuvre électro-acoustique de Jean-Claude Eloy, "Shânti". Né en 1938, Jean-Claude Eloy fut d'abord l'élève de Darius Milhaud au Conservatoire national de Musique de Paris. Il suivit ensuite les cours de Pierre Boulez à Bâle, et effectua une série de voyages en Egypte, en Inde, au Moyen-Orient, aux Etats-Unis où il séjourna comme professeur d'analyse musicale à l'Université de Berkeley. De 1962 à 1966 il a composé: Etude III, Equivalences, Polychronies, Macles. À son retour des U.S.A. en 1969 il exécute une commande de la Library of Congress: "Faisceaux-Diffractions" est créé à Washington en octobre 1970, à Paris en mai 1971. Puis c'est le ministère des Affaires culturelles qui en 1971 lui commande "Kâmakalâ" pour les journées de musique contemporaine. Le titre est un mot sanscrit comme "Shânti".
"Shânti" signifie "paix". Eloy décrit son œuvre comme "un tissu d'éléments qui s'entrecroisent, s'opposent et se complètent en évoluant du son le plus abstrait jusqu'au matériel brut réaliste" et aussi comme "la fascination et l'hypnose d'un son jamais entendu". Eloy écrit encore: "Shânti n'impose pas tel aspect du monde ou tel autre. À travers les masses sonores comme à travers les fragments de textes qui trouvent place dans cette œuvre, je ne choisis pas Sri Aurobindo par exemple "contre" Eldridge Cleaver ou Mao Tse-toung; je les mets en présence entre eux devant vous, tout comme je mets en présence les forces sonores les plus différenciées. Toutes me concernent".

SUR LES TRACES DE STOCKHAUSEN

L'œuvre est constituée par un ensemble de sept bobines magnétiques permettant une continuité sonore de 1 h 50 pour la version originale et de 2 h 15 pour la version amplifiée. Quatre bobines à quatre pistes forment les quatre grandes zones principales, tandis que les trois bobines stéréophoniques sont conçues comme des points de repos qu'Eloy juge indispensables à la respiration de la perception.
La conception originale de l'ouvrage fait appel à des zones de notre sensibilité que la musique de Stockhausen notamment a contribué à éveiller. Réalisé en 1972/73 au studio électronique du Westdeutscher Rundfunk à Cologne, "Shânti" est d'ailleurs dédié au compositeur allemand qui écrit à son sujet: "Il faut fermer les yeux et écouter. À mon avis, il n'est plus nécessaire de voir quelque chose… le mieux serait de fermer les yeux et de se mettre dans une position assise complètement détendue. À mon avis, dans cette œuvre-là, les yeux n'ont besoin de rien…"
Comme pour l'ensemble de la musique contemporaine, l'aspect technique ne doit pas empêcher une approche directe de l'œuvre. Se refusant à analyser préalablement "Shânti" Jean-Claude Eloy déclarait : "Il faut faire l'amour avec les œuvres avant que d'en parler; il sera toujours temps après de les analyser, de les détailler… Je suis certain du pouvoir que possèdent certaines musiques de pénétrer et d'agir sur l'être, donc sur la conscience, donc sur le monde. Voilà pourquoi "faire de la musique" pour moi c'est de plus en plus participer et s'intégrer, en le célébrant, au grand mystère des hommes et du cosmos qui nous entoure à chaque seconde".

GÉRARD MANNONI

Au musée Galliéra
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LE QUOTIDIEN DE PARIS
Vendredi 8 Novembre 1974
musique : la critique de Gérard Mannoni
"SHANTI" de Jean-Claude Eloy
Les difficiles chemins de la paix

Pour aborder une œuvre comme "Shânti", il faut une fois encore tenter de revêtir l'homme nouveau. Le premier mérite de Jean-Claude Eloy est peut-être cette confiance de la difficulté d'un parcours dont il connaît chaque pas, mais dont la plupart d'entre nous ignore même l'existence. Autant qu'il le pourra, mais sans démagogie, il essaiera de nous faciliter les choses. La disposition des lieux, d'abord, s'efforce de mettre l'auditeur dans les conditions physiques adéquates. Des sources sonores se situant à chaque angle de la grande salle du musée Galliéra, on a disposé par terre des tapis qui permettent au public de s'installer au centre, assis, couché, voire dans la position de la fleur de lotus. Quelques chaises en bordure ont été prévues pour ceux qui méditent mieux avec un certain confort.
Le problème du spectacle, que l'absence d'instrumentistes rend toujours crucial dans les concerts de musique électronique, est donc en grande partie résolu ; nous sommes censés regarder en nous-mêmes. Pendant un peu plus de deux heures, Eloy va essayer de nous faire réfléchir sur Shânti, la Paix. Pour cela, il jouera sur notre sensibilité, sur notre intelligence aussi.
La première phase de l'œuvre paraît la plus variée; une savante superposition de sons de nature différente, de diverses consistances, donne une impression de relief, de profondeur, et absorbe rapidement. La matière sonore est en perpétuelle mutation, comme ces images que la mémoire tente de recréer et qui, à peine formées, disparaissent, bougent, évoluent. Les phases suivantes diffèrent nettement, plus égales, ou plus violentes. Des citations en français, en langue hindi, en chinois, alimentent notre réflexion par leur sens autant que par leur plastique. Des bruits de foules, de troupes surgissent et se dissolvent. Ne nions pas que par instants, l'attention tombe, et il y a quelques trous, car nous ne pouvons toujours être sensibles de manière identique à un tel conditionnement. Quelques enchaînements n'imposent pas leur évidence, et nous cheminons par moments dans l'obscurité. Pourtant, dans la mesure où nous acceptons honnêtement d'entreprendre cette démarche que nous propose Eloy, avec ses aspects arides et parfois rebutants, nous reconnaîtrons que "Shânti" appartient à ces œuvres très rares dont l'audition nous modifie, nous ne sommes pas exactement les mêmes avant et après.

GÉRARD MANNONI
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LE MONDE
10-11 novembre 1974
ARTS ET SPECTACLES
"SHÂNTI" de Jean-Claude Eloy

Créé à l'abbaye de Sablonceaux, au cours du dernier Festival de Royan (le Monde du 29 mars), Shânti de Jean-Claude Eloy, a été repris cette semaine par le Festival d'automne. Cette grande œuvre confirme, après celles de Stockhausen, Pierre Henry ou Bayle, l'originalité absolue et la charge humaine que peut revêtir la musique électro-acoustique.
"Shânti", ce mot sanskrit signifie "paix". Et l'œuvre imprègne en effet l'auditeur de paix, elle l'ouvre à la contemplation, le décontracte, le calme, l'engage sur une route que balisent quelques phrases du Guide de yoga de Shri Aurobindo.
Des sons tranquilles, des messages mystérieux, de longues tenues formant accord dans l'espace, jamais de mouvements excessifs ni de rythmes brutaux, des ronronnements de moteurs aux hauteurs immuables qui se superposent, se croisent, différant par le grain, la "tonalité", les pulsations surtout et les lentes modifications d'intensité. Beaucoup de sons "concrets" aussi, des voix surtout, un discours d'Eldridge Cleaver, des manifestations de mai 1968, des poèmes de Mao Tsé-toung, des voix d'enfants, des mitraillades, des cloches lointaines, mais pris dans un enveloppement électronique, une harmonie sonore qui écrètent leur signification première.
Anesthésie par la musique? On pourrait le croire, porté par cette très vaste forme, qui a l'ampleur et le "confort" de ces heures de rêve qu'on passe bercé par le ronronnement d'un avion.
Pourtant, au centre de l'œuvre, sans musique, le dialogue d'Eloy avec Françoise Delvoye sur la résonance du mot "Shânti", dans l'Inde et le monde d'aujourd'hui, nous cingle de plein fouet, avec cette pénétrante conclusion: "La paix suppose un formidable arrière-fond de luttes." Ce qui est vrai de l'humanité l'est sans doute aussi d'Eloy lui-même, si l'on en croît l'accent impressionnant de cette œuvre, fondée sur une diversité de matériaux "conquis à la paix". Transposition d'un journal intime ou plus simplement d'un univers intérieur. La paix tremble encore de toute cette humanité en lutte, qu'elle recèle en ses flancs.
C'est pourquoi Shânti, invitation à la paix, n'est pas une oeuvre hédoniste, démobilisatrice, mais comme un fanal de l'homme méditant, concentré. "Avant comme après la parole, écrit le compositeur, en arrière des sons, dans leur marge silencieuse, à la racine des corps acoustiques, il y a toujours la présence d'un homme, d'une voix, qui parle et ouvre, en le transcrivant, en le célébrant, une part de l'univers"
Mais où mène le spirale sans fin qui absorbe tout dans la dissolution générale de l'extraordinaire conclusion?

JACQUES LONCHAMPT
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THE DAILY CALIFORNIAN
4 février 1975
Berkeley, Californie
(Université de Californie)
A Modern Musical Visionary
(Un visionnaire musical moderne)

par Gregg E. Gorton

Des voix chuchotées de l'histoire récente mêlées à des tourbillons de sons, une voix sibylline venue du vide prononçant "voilà comment cela sera", des impressions orales d'un vaste néant : voici Shânti de Jean-Claude Eloy. L'œuvre a été présentée samedi soir, le 1er février, au 1750 Arch Street, à Berkeley.
Eloy s'est assis à une console de mixage au centre de la salle, le visage illuminé par une lumière douce, et, deux heures et vingt minutes durant, a donné au public des aperçus de "La paix qui dépasse tout entendement", qui, en gros, définit le titre de l'œuvre.
La vision d'EIoy n'est pas paisible. Sa première composition dans le genre électronique offre un tableau profond et souvent violent. Il l'a créé dans une large mesure à partir de sons concrets, transformés à la manière de Hymnen de Stockhausen. Shânti est effectivement dédiée à Stockhausen et constitue un prolongement des idées musicales que lui-même et d'autres compositeurs, notamment Xenakis, avaient cherché à développer dans les années 60.
Depuis quelques années maintenant, Eloy, qui a enseigné à l'université de Berkeley à la fin des années 60 mais vit désormais à Paris, se soucie du traitement spatial des concepts musicaux, un thème commun à bon nombre de compositions avant-gardistes apparues récemment, telles que les œuvres de Foss, Penderecki, Nono, Xenakis, et, bien entendu, Stockhausen.
D'une première œuvre pour 18 instrumentistes, Equivalences (1963 – disponible sous le label Everest) à Faisceaux-Diffractions (1970) et Kâmakalâ (1971 – pour trois orchestres, cinq ensembles vocaux et trois chefs d'orchestre), Eloy travaille principalement avec les oppositions dialectiques mettant en jeu l'harmonie, le timbre, la sonorité et la dynamique.
Ces thèmes sont également évidents dans Shânti, à l'exception du fait que l'on n'y trouve plus de modalités harmoniques, mais plutôt la représentation de vastes champs non harmoniques. L'efficacité du travail pour l'auditeur provient des lignes majestueuses de sons manipulés sur bande allant et venant hors du champ d'attention auditif dans une série visiblement aléatoire de relâchements et de tensions.
Eloy s'intéresse souvent, comme dans Kâmakalâ, au mouvement dans l'espace uniquement, plutôt que dans les hauteurs et densités sonores. Il travaille sans effort dans un environnement quadriphonique en déplaçant ingénieusement des grappes de sons successives d'un haut-parleur à l'autre en un flux vertigineux. Cela entraîne chez l'auditeur un effet de désorientation, une impression de mystère et, enfin, un sentiment de respect mêlé d'admiration. EIoy a entremêlé ses sons purement musicaux à des sons vocaux, notamment des slogans politiques, des clameurs de foules, des bruits de défilés et les descriptions narratives d'un vaste endroit de calme exempt de lumière et de trouble. Eloy semble dire à l'auditeur qu'il se trouve dans un espace libéré de l'histoire et des inquiétudes de ce monde. Dans ce sens, l'œuvre lutte afin d'exister pour elle-même en niant le passé. Je conjecturerais que cela représente un développement des intérêts purement formels d'Eloy observés dans une composition telle qu'Equivalences vers le domaine du contenu. Enfin, Shânti reste à l'esprit en raison de sa position équivoque relativement au présent et à l'avenir transcendant que l'œuvre tente de projeter. La tentative quasi mystique de projeter un avenir échoue bien sûr, comme cela est cependant souvent le cas dans l'art contemporain. La logique de la lutte n'est pas vaine parce qu'elle manque d'atteindre une issue idéale – elle est d'autant plus renforcée en parvenant, en premier lieu, à une prise en considération active du problème.

GREGG E. GORTON
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CHICAGO SUN-TIMES
Lundi 4 avril 1977
Une expérience inoubliable dans le domaine
de la musique électronique

"Shânti", une composition de musique électronique produite par Jean-Claude Eloy, entendue au Musée des Arts contemporains, samedi, sous la responsabilité du compositeur.

Musique / Robert C. Marsh

Nous étions environ 75 personnes réunies dans la salle obscurcie du Musées des Arts contemporains encerclée, aux quatre murs, de groupes de haut-parleurs commandés par d'immenses amplificateurs dont les compteurs et voyants illuminés semblaient définir l'arène dans laquelle se déroulait l'événement A peine en retrait du centre, une unique petite lampe posée sur une grande console de mixage éclairait légèrement le visage de Jean-Claude Eloy, dont les longs doigts sensibles manipulaient habilement les commandes pour affiner les réglages et produire les effets directionnels précis recherchés. Nous écoutions sa pièce la plus réputée "Shânti" (ou "Paix").
Le public avait 25 ans en moyenne. La plupart des spectateurs étaient affalés sur des matelas en caoutchouc à même le sol. Il était interdit de fumer, mais l'on voyait de temps à autre une flasque sortir de la botte d'un tel. Le silence régnait.
Il n'y avait aucun musicien.
Il n'y en a jamais eu. Cette œuvre de deux heures et demie a été enregistrée, sa forme immortalisée sur bande. L'enregistrement doit ensuite être mis au point selon les circonstances pour être lu dans différents endroits, car, si les sons ne changent pas, l'acoustique, elle, varie. Elle a été produite au Studio de Musique Électronique de la radio de Cologne en Allemagne. Karlheinz Stockhausen, qui a placé le mouvement avant-gardiste allemand d'après-guerre sur la carte mondiale de la musique, qualifia la pièce de "composition électronique la plus admirable que j'aie jamais entendue". C'est un haut éloge, suffisant pour éveiller un scepticisme initial. Mais cet éloge est largement mérité. "Shânti" est un travail remarquable. Les 2 heures et demie défilent rapidement et offrent une expérience que l'on ne devrait pas oublier de sitôt.
La musique électronique évolue selon des règles différentes de celles appliquées à la musique écrite pour des instruments, et devrait être considérée comme une forme alternative, car elle ne saurait remplacer la musique instrumentale et vice versa. Néanmoins, comme tel est le cas pour tout style de musique, elle implique une manipulation intentionnelle des sons en vue de transmettre des idées artistiques, et dans le cas de "Shânti", tout comme dans celui d'une symphonie de Beethoven, la pièce tire son énergie du fort degré de manipulation sonore et du puissant effet créé par cette dernière. En ce sens, Eloy est parvenu à accomplir, en une longue œuvre, ce que son grand prédécesseur, Edgard Varèse, avait réussi à créer sur une plus courte durée, dans son "Poème Electronique", il y a 19 ans.
A l'instar de Varèse, Eloy mélange une variété de sons préenregistrés, allant des sons d'origine purement électronique aux exercices d'entraînement d'une unité de l'armée allemande. Certains mots doivent être entendus comme des discours ; d'autres, tels que les séquences dans lesquelles j'ai cru deviner du chinois, doivent apparemment être entendus au sens abstrait par la plupart des auditeurs.
La majeure partie de "Shânti" est calme - la fin est très paisible -, mais les grands épisodes culminants vers lesquels elle progresse délibérément selon une qualité méthodique propre à une symphonie de Bruckner résonnent comme les répétitions pour Armageddon. Cependant, l'intensité ne se limite pas au simple niveau des décibels. Si le volume est poussé extrêmement fort, la couleur et la texture sonores importent tout autant que dans une œuvre symphonique. Eloy maîtrise une gamme de sonorités autrement plus large et originale que ne le font la plupart des compositeurs de musique électronique, et évite entièrement les sons stéréotypés que les bandes originales de films de science-fiction et autres œuvres de musique commerciale ont usés jusqu'à la moelle.
S'agit-il de la musique de l'avenir ? Elle en est l'une des formes. Elle constitue en effet un genre essentiel de la musique actuelle malgré son public limité et la poignée d'individus qui, ne pouvant supporter plus d'une heure de cette œuvre, sont partis avant la fin. On se doit de féliciter le Musée pour nous avoir proposé cet événement. Si vous aviez le pouvoir de rester tout au long, vous en sortiez amplement récompensé.

ROBERT C. MARSCH
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LA PRESSE, MONTREAL
VENDREDI 8 AVRIL 1977
MUSIQUE / CRITIQUE
"Shânti" de Eloy : le cinéma de l'oreille
SOCIÉTÉ DE MUSIQUE CONTEMPORAINE DU QUEBEC.
Concert hors-série, hier soir, au Pollack Hall de l'université McGill.
Programme: "Shânti", œuvre électro-acoustique à quatre pistes (1972-73) Jean-Claude Eloy
par Claude Gingras

[…] Notre semaine musicale aura été exaltante, comprenant trois et même quatre expériences mémorables. Après l'Art de la fugue de Bernard Lagacé, l'Archiduc du Trio Beaux-Arts et même la deuxième Symphonie d'Elgar, c'était, hier soir, dans un domaine également très différent, l'immense fresque électroacoustique à quatre pistes de Jean-Claude Eloy: Shânti, centrée sur l'idée de paix que suggère ce mot sanscrit. Maintenant, le repos pascal auquel nous amène une chose comme Shânti nous donnera l'occasion d'assimiler davantage tout ce qui avait précédé...
Cette audition était l'initiative de la Société de musique contemporaine du Québec qui, exceptionnellement, l'avait inscrite en dehors de sa saison régulière […]
Le compositeur entre par l'avant de la salle, invite les gens placés à l'arrière à se grouper plutôt au centre - le centre stratégique, vu que le son viendra des quatre coins. Il suggère ensuite de ne pas applaudir à la fin, précisant que, dans ce cas-ci, "l'applaudissement n'est pas du tout une bonne réponse", que c'est "un réflexe tout à fait inutile de taper dans ses mains" (il aurait dû également supplier les gens de retenir leur toux car, on s'en est rendu compte, ces bruits ont parfois troublé le climat à un degré indicible!...). Puis, l'obscurité se fait, le compositeur s'asseoit au contrôle, au centre de la salle, et le "voyage" commence.
Les dix premières minutes sont longues Comme dans un certain cinéma, cela démarre lentement... volontairement.
Les procédés rappellent maintes œuvres électroacoustiques d'ici et d'ailleurs, comme on en trouve dans tous les programmes dits d'avant-garde. Mais l'auteur révèle bientôt son originalité et a tôt fait de nous indiquer que Shânti n'est pas une œuvre électroacoustique comme les autres, que nous nous trouvons peut être là devant l'une des œuvres les plus importantes, dans le genre, depuis le Poème électronique de Varèse.
L'auditeur parfaitement disposé, physiquement et mentalement, demeurera sous l'effet de l'expérience et n'aura, à aucun moment, l'idée de quitter son siège. Il y restera rivé pendant exactement 135 minutes, et sans entracte!
Au début, je me demande, tout normalement, comment c'est "fait". Il y a un bruit de vitre cassée, des pépiements d'oiseaux et d'enfants, des soldats qui marchent au pas au cri de leur sergent, le vrombissement intermittent d'un avion qui volerait au-dessus de la salle, des bruits de conversation aussi, et même, une heure après le début, comme séparant l'œuvre en deux "parties", une sorte d'interview avec l'auteur sur la signification de la paix.
Comment c'est "fait" … Non, je me rends compte, très vite, que ce n'est pas important de le savoir, qu'en fait il ne faut pas le savoir, que seul le résultat compte. Ronronnements et grondements s'entassent bientôt les uns sur les autres. À un moment donné, le son, d'une beauté et d'une force l'une et l'autre extraordinaires, se déverse de l'arrière et crée l'impression que nous serons engloutis. Les sons se situent à plusieurs niveaux; le flux et reflux contrapuntique fait penser à une symphonie de Mahler. Mais la paix revient toujours. Une situation sonore s'éteint sur une piste et une autre naît aussitôt ailleurs. Le fait de savoir que cela durera 135 minutes, donc que ce n'est pas fini alors que tout semble fini, conditionne merveilleusement l'auditeur, lui annonce constamment de nouvelles surprises.
Une sorte d'engourdissement nous gagne bientôt. Un presque-sommeil. Une paix. Du corps. De l'âme. L'auditeur, comme inconsciemment, change de position. Des têtes tournoient ou se posent au creux du fauteuil. Dans quinze minutes, l'événement sonore prendra une nouvelle direction et l'auditeur se surprendra à prendre une autre position.
J'ai un peu l'impression d'être au cinéma. Une sorte de cinéma de l'oreille. Non pas que les sons entendus suggèrent des images. Loin de moi pareille idée. Il y avait des bruits d'oiseaux et beaucoup de gens ont vu des oiseaux. Ils ont mal entendu. Le compositeur n'a certainement pas eu la naïveté de vouloir suggérer des oiseaux! Il s'est manifestement servi de ces bruits comme d'instruments. Stockhausen, lui, a compris lorsqu'il a écrit, à propos de Shânti, qu'"il n'est plus nécessaire de voir quelque chose".
Le cinéma de l'oreille dont je parle, c'est une expérience spirituelle semblable à celle que procure un Fellini, un Godard, vécue, comme elle, dans une salle obscure et parmi une foule, mais tout à fait indépendante de l'image et en même temps indépendante de la musique au sens traditionnel du terme.
À l'heure où on se demande encore si la musique électroacoustique est effectivement de la musique, une réalisation comme le Shânti de Jean-Claude Eloy nous donne peut-être une réponse.

CLAUDE GINGRAS
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ÚLTIMA HORA
Rio de Janeiro
26 Juin 1977
Aloysio Reis
Shanti: musique électro-acoustique en concert

Le 1 juillet prochain, à 18h30 le public de Rio de Janeiro pourra assister à la présentation de l’un des compositeurs de musique électro-acoustique les plus importants. Il s’agit du français Jean-Claude Eloy qui présentera dans la salle Cecilia Meireles son œuvre nommée Shanti.
Stockhausen, le pape de la musique électro-acoustique affirme que "Shanti est la plus belle composition électronique qui ait jamais été faite". Jean-Claude Eloy a 38 ans et a suivi des études classiques au Conservatoire de Paris. Il a étudié avec Darius Milhaud et son œuvre Etude III, composée pour l’examen final a suscité une vive polémique parmi les professeurs. Ses études terminées, celui-ci s’est rendu à Darmstadt, en Allemagne, pour étudier avec Stockhausen et Pousseur, et en a profité pour suivre des cours de composition à l’Académie de Musique de Bâle, devenant par la même occasion, élève de Pierre Boulez.
Par la suite, après avoir participé à différents festivals de musique, Eloy a enseigné comme professeur émérite à l’Université de Berkeley, aux Etats-Unis. Ses œuvres les plus connues son Etudes III, Equivalences, Faisceaux-Diffractions et Kamakala, dirigées par des maestros du gabarit de Pierre Boulez, Ernest Bour, Bruno Maderna et Arthur Weisberg. La promotion est assurée au Brésil par la Funterj et la salle Cecilia Meireles.

ALOYSIO REIS
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O GLOBO
1er Juillet 1977
Rio de Janeiro

“Un son électronique, lorsqu’il est travaillé, devient complexe et prend vie dans son propre intérieur.”

"Les maîtres sont importants, mais le compositeur est toujours un autodidacte"

"J’ai eu la chance d’être élève de Milhaud, professeur libéral qui n’étiquetait personne".

AUJOURD’HUI DANS LA SALLE CECILIA MEIRELES
"Shanti", la paix armée de la poésie électronique.

- Je ne suis pas un compositeur électro-acoustique. Je suis un compositeur tout court - répondait la semaine dernière à un groupe d’universitaires de Sao Paulo le français Jean-Claude Eloy, 37 ans, formé par le Conservatoire de Paris, où il gagna des prix de Piano, de Musique de Chambre, Contrepoint et Composition, grâce à la discipline suivie dans la classe de Darius Milhaud. Lors de sa première visite au Brésil, il présente aujourd’hui, à 18h30, à la salle Cecilia Meireles, un de ses travaux les plus récents :
"Shanti" pour bandes magnétiques sur quatre pistes, deux heures de musique sans interruption, réalisée aux Studios de la Radio de Cologne et considérée par Karlheinz Stockhausen comme la plus belle composition du genre. "Shanti", en sanscrit signifie "paix", notion qui, pour le compositeur, présuppose "un formidable arrière-fond de luttes". Présentée pour la première fois en 1974 et accueillie avec enthousiasme par les plus pessimistes observateurs de l’évolution des moyens électro-acoustiques, "Shanti" a coûté au compositeur presque deux ans de travail dans les arsenaux poétiques de Stockhausen - les studios électroniques situés dans les environs de la cathédrale de Cologne qui garde encore les marques de la Seconde Guerre Mondiale.

Antonio Hernandez

Musicien à la formation théorique et pratique solides, compositeur depuis l’âge de 12 ans, pianiste virtuose qui, à l’âge de 18 ans gagnait le premier prix du Conservatoire avec Bach, Schumann, Fauré, Debussy, Ravel et Bartok, Jean-Claude Eloy est parvenu à l’univers électronique après une longue attente amoureuse et grâce à la main tendue de Stockhausen, lequel l’a invité en 1971, à travailler au Studio de Cologne. Une fois les diplômes du Conservatoire obtenus, et encouragé par Darius Milhaud lui-même, un de ces professeurs à l’esprit ouvert, qui n’étiquette personne - commente celui-ci - Jean-Claude Eloy a suivi les cours de Pierre Boulez, à Bâle. Il a participé aux grands festivals de musique contemporaine, à Donaueschingen, à Darmstadt et au "Domaine Musical", parmi les héritiers de Boulez, lequel quitta la France pour poursuivre une carrière de chef d’orchestre en Allemagne, en Angleterre et aux Etats-Unis. Boulez lui-même a dirigé les représentations mondiales de certaines de ses œuvres, comme Ernest Bour, Bruno Maderna, Boris Vinogradov ou Francis Travis.

Pourquoi avez-vous abandonné le piano ?

- J’ai toujours été beaucoup plus intéressé par la composition, même durant mon adolescence, au cours de ma formation musicale, cultivant le répertoire des classiques et des romantiques. A 18 ans j’ai abandonné le milieu des pianistes car je ressentais leurs faibles possibilités de parvenir à la maturité. Les pianistes véritablement cultivés sont rares, comme Dominique Merlet, pour citer un jeune connu à Rio. Le compositeur, ayant pour principale mission d’approfondir la musique - ce qui n’arrive pas systématiquement - a davantage de perspectives que le pianiste.

Comment avez-vous découvert au Conservatoire, les nouveaux langages ?

- Ce fut extrêmement difficile. Olivier Messiaen, pourtant professeur au Conservatoire, nous était pratiquement interdit. Heureusement j’ai eu pour professeur Darius Milhaud, un libéral en matière d’enseignement qui n’imposait aucune orientation esthétique et qui permettait une totale liberté de choix. D’abord, J’ai découvert aussi les "Ondes Martenot", en travaillant avec Maurice Martenot lui-même. Il ne s’agissait pas encore d’un milieu électronique mais plutôt d’un instrument mélodique traditionnel aux possibilités étendues grâce à la continuité du son, comme une sorte de voix venant de l’intérieur de l’orchestre.

Pouvez-vous mentionner les maîtres les plus importants de votre formation ?

- Les maîtres sont importants, sans aucun doute, mais le compositeur est essentiellement un autodidacte. Au moment où l’on compose, il n’y a aucun professeur qui ait de l’importance. C’est le compositeur lui-même qui s’exprime. Pour moi, Milhaud a eu de l’importance au début. A 17 ans, les influences les plus grandes furent celles de Debussy et Messiaen avec leurs découvertes en matière de rythme. La lecture de la "Technique de mon langage musical" a été pour moi une révélation. A l’époque, en France, on ne savait pas grand-chose des Viennois, que j’ai fini par découvrir grâce à René Leibowitz. Ensuite, c’est Boulez qui vivait une pleine ascension. Lors des concerts du "Domaine Musical" je suis entré en contact avec un univers qui n’existait pas au Conservatoire.

Des conflits ?

- Ce fut une crise pour moi. Boulez était l’héritier de Messiaen et d'Anton Webern. Lors des premières lectures de sa Seconde Sonate pour piano, je n’ai rien compris, mais j’ai senti la cohérence, la richesse du langage et la synthèse qu’il montrait de l’évolution rythmique de Messiaen et harmonique de Webern. C’est alors que j’ai décidé d’aller étudier à Bâle, encouragé par Milhaud lui-même: "Si j’avais votre âge, affirmait le maître, j’étudierais avec Pierre Boulez." Mefano, Gilbert Amy et d’autres noms devenus célèbres aujourd’hui faisaient partie du groupe des élèves de Boulez, desquels Jean-Claude Eloy a pris ses distances au cours des dernières années: - Il manquait au groupe un esprit critique - dit-il - ils voulaient faire carrière rapidement. Et pour cela, le plus simple était d’imiter Boulez, même si cela allait à l’encontre du maître, qui disait, dans un célèbre article: "A bas les disciples !". Celui-ci ne voulait pas la formation de "Petits Boulez". Son but était uniquement de nourrir ses élèves de techniques nouvelles, d’idées nouvelles, de tout ce qui pouvait stimuler les créations originales. Le "contrepoids" - poursuit l’auteur de "Shanti" - a été pour moi, après Boulez, Stockhausen: plein d’idées et extrêmement généreux. Attentif à ses critiques lors de la première représentation de "Equivalences" à Darmstadt sous la direction de Boulez, j’ai refait l’œuvre, le début et la conclusion, et j’ai également beaucoup modifié l’orchestration.

Ne vous êtes-vous pas intéressé à la musique concrète ?

- Oui, mais le groupe de Recherches de la Radiodiffusion Française (où j’aurais pu entrer en contact avec ces techniques de transformation des sons enregistrés) était très fermé et avait certaines idées pédagogiques, ce qui les amenaient à imposer leurs conceptions esthétiques. En 1965, Eloy a accepté l’invitation de l’Université de Berkeley et alla enseigner aux Etats-Unis. C’était une façon de fuir toute carrière ainsi que les relations mondaines - explique-t-il. Il y resta jusqu’en 1967, un peu déçu car on ne s’intéressait qu’à la musicologie et parce qu’il y avait de nombreux aspects sombres. Aucune recherche. C’est à cette époque que naquit son engouement pour la musique classique orientale, fasciné par la sonorité, les timbres, et les techniques vocales du Japon et de l’Inde. Il lia amitié avec plusieurs musiciens indiens qui représentaient, à ses yeux, de nouvelles ouvertures d’esprit.
De retour aux Etats-Unis, en 68, il chercha à assimiler, sans les imiter, les conceptions asiatiques et écrivit différents articles, l’un d’eux intitulé "Musiques d’Orient: notre univers familier". A ce moment il faisait ses adieux à la musique post-Boulez. La composition suivante fut Kamakala qui a stupéfait ses anciens admirateurs, ignorant dans quelle catégorie classer cela, ni sérielle ni post-sérielle. C’est après cette œuvre que Stockhausen a invité Eloy à travailler dans le Studio de Musique Electronique de Cologne.

Aux Etats-Unis de telles opportunités ne se sont-elles pas présentées ?

- Pas tellement, car là-bas le travail des synthétiseurs est davantage une musique à notes. Pour moi l’électro-acoustique est un moyen d’atteindre des spectres sonores très complexes les plus originaux possibles. C’est le modelage du son aux fréquences indéfinies.

Et en quoi consiste le travail de la composition électronique ?

- Il existe des " compositeurs " qui se contentent des premiers jeux d’effets, obtenus après dix minutes de travail. Pour moi, le processus est bien plus complexe. Il ne s’agit pas d’un simple jeu naïf. Je mets deux ou trois jours avant de parvenir à établir un circuit électronique et autant de temps pour apprendre à utiliser le matériau qui vient d’être inventé. Suivent ensuite cinq ou six jours où les choix sont soupesés. Et le premier résultat obtenu ne constitue que le matériau de travail à stocker. J’accumule des caisses de matériaux produit par des tas de circuits différents qui sont ensuite réélaborés au 2ème, 3ème ou 4ème degré de transformation. Pour "Shanti", il y en a eu vingt. Ce sont là des critères de sélection exigeants qui viennent de la formation classique.
- Un son électronique - continue Jean-Claude Eloy - lorsqu’il est travaillé, devient complexe, plein d’accidents, d’ornements qui lui donnent vie dans son propre intérieur.

ANTONIO HERNANDEZ

LEGENDE PHOTO : Jean-Claude Eloy, auteur de "Shanti" en visite au Brésil, ayant accepté l’invitation de l’ICBA (Instituto Cultural Brasil Alemanha) et de la Maison de France.
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O GLOBO
Rio de Janeiro
3 Juillet 1977
LE CONCERT D’HIER
“Shanti”, un poème électronique transcendant

PROGRAMME
"Shanti", pour bande magnétique, en quatre pistes, de Jean-Claude Eloy, réalisé dans le Studio de Musique Electronique de la Radio de Cologne.

Toutes les lumières se sont éteintes sauf une minuscule, au cœur de la salle, où le compositeur travaillait à la table de mixage possédant six entrées et quatre sorties pour les énormes caisses de haut-parleurs distribuées entre l’estrade et l’entrée de la salle, entraînant, ou plutôt enchaînant le public venu relativement nombreux assister à la première représentation de Shanti, de Jean-Claude Eloy.

Dans cette obscurité, l’ambiance reproduisait l’intérieur, tel que l’on peut l’imaginer, d’une navette spatiale, dont l’équipage venait de recevoir les instructions du pilote: "Il n’est pas nécessaire d’être un initié de la musique contemporaine - a déclaré Jean-Claude Eloy - il suffit d’écouter en toute liberté, l’esprit ouvert, et de se laisser emporter par le son."

Il était six heures et demie à toutes les montres quand la fascinante expérience de Shanti ("paix" en sanscrit) a débuté, partant des cigales électroniques en pianissimo, qui ont augmenté peu à peu telles des turbines de jet s’approchant en changeant de couleur, accompagnées de notes d’arrêt des familles de timbres les plus variées, de glissandos qui parcouraient d’une extrémité à l’autre toutes les fréquences possibles du son, allant des registres les plus graves aux plus aigus. En matière d’effets il n’y eut, pour ainsi dire, pas de grandes nouveautés, mis à part le fait de traiter chaque son amoureusement, et à l’aide des ressources techniques de la première génération électronique, celle de 1962, à la Radio de Cologne, berceau du premier classique du genre qui fut le Chant des adolescents, de Stockhausen. Dans une intelligente et inspirée superposition d’éléments de timbres, de rythme et même d’intérêt mélodique de la première partie, dans ces accumulations d’informations et de raréfactions d’un bon goût admirables, avec tout le potentiel d’accélération de la vie intérieure des auditeurs, ayant le son d’un souffle qui n’en finit pas, nous avons eu l’impression d’une synthèse de toute l’histoire de la musique, non à travers des citations littérales, mais à travers certains contours bien définis, véritables micro-organismes rythmiques ou mélodiques (ne faisant sans doute pas partie de l’objectif du compositeur) qui ont su entraîner l’imagination vers des mondes de chant grégorien, de Monteverdi, et de Bach (on voyait presque s’échapper des cellules de Fantaisie Chromatique et Fugue), des derniers quatuors de Beethoven, de l’Oiseau Prophète, de Schumann, de la Passacaille de la Quatrième Symphonie de Brahms, des Variations Symphoniques de César Franck, des Noces de Stravinsky, de Anton Webern, de Pierre Boulez, de Messiaen et de Stockhausen. Soudain ont commencé à se faire entendre des voix étranglées parmi les chœurs de pierres et d’arbres. Les vents en provenance de toutes les galaxies se sont alors rencontrés dans la salle Cecilia Meireles, et ont secoué jusqu’à la dernière molécule de chacun des auditeurs de Jean-Claude Eloy.
Les effets, répétons-le, étaient tous déjà connus, mais la disposition, l’organisation des éléments, les courbes de tension et de repos, la force d’expression, tout cela était de l’ordre du transcendantal, dans la maigre histoire des expériences des moyens électro-acoustiques, qui, mis à part quelques exemples signés Stockhausen, Luciano Berio et une demi-douzaine de maîtres, a été réduite à un second plan, illustratif, dans les spectacles audiovisuels, au cinéma, dans les ballets, ou les grandes fêtes pyrotechniques. Shanti s’impose dans une obscurité totale. Le spectacle est un de ces monstres que nous transportons dans les replis les plus profonds de nos consciences et qui, finalement vaincus par nos anges gardiens, nous laissent en paix. Il y a des épisodes banals dans Shanti, tels que la description de tableaux de guerre, les voix des commandants, les chœurs aux bottes et aux voix de soldats, les appels à la lumière, au calme et à la paix, les bombardements, et même certains dessins rythmiques banals se répétant avec des effets hypnotiques, mais aucun moment ne peut être qualifié d’inintéressant. Shanti passe vite. On a l’impression qu’à peine 15 minutes de notre vie intérieure se sont écoulées alors que les montres révèlent deux heures d’obscurité passées dans la salle. Rappelant néanmoins des siècles de vécu et même des éternités, telle cette roue jetée vers l’infini, qui à la fin de l’œuvre est l’innocent canon de glissandos ascendants, soumis à un crescendo hallucinant.
Avec ce concert, l’Institut Culturel Brésil-Allemagne nous a fait pardonner tous les oublis de l’actuelle saison de Rio de Janeiro.

ANTONIO HERNANDEZ
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HARIAN KOMPAS
Jakarta
14 Octobre 1978
MUSIQUE ELECTRONIQUE A JAKARTA
Par Slamet A. Sjukur

Lorsque le Directeur du Centre Culturel Français de Jakarta, Claude F. Kieffer m'envoya un courrier pour me parler d'un compositeur qui aurait souhaité venir en Indonésie, j'ai compris tout à coup de qui il me parlait, et j'ai tout de suite pris conscience des difficultés techniques que nous allions rencontrer pour monter le spectacle musical de ce compositeur.
Le compositeur dont il s'agit n'est rien moins qu'une des figures de la musique de la fin du XXème siècle, digne successeur de Boulez, Stockhausen, Xenakis et d'autres de la même génération.
Jean-Claude Eloy (qui est né en 1938) a réalisé, au cours des quatre dernières années, des spectacles importants dans le cadre des festivals de Royan, Paris, Los Angeles, Genève, Londres, Montréal, Sao Paolo, Rio de Janeiro, Tokyo etc., en particulier, avec la création de Shanti, qui sera donné ultérieurement à Jakarta (au Taman Ismail Marzuki).
Dans les années cinquante, la plupart de ses œuvres, essentiellement pour piano, ou ses chansons accompagnées au piano, étaient destinées à un petit ensemble de musiciens.
Il écrit des compositions orchestrales depuis 1962 : "Etude-III", et "Equivalences".
En 1971, une création d'envergure, pour trois orchestres, avec trois chefs, et cinq chœurs, fut montée pour la première fois pour le festival de la Semaine Internationale de la Musique de Paris. Cette création "Kamakala" était une commande du gouvernement français. Il y fait référence également comme exemple, au cours de sa conférence sur le développement de la musique occidentale depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Cette conférence se tiendra au Lembaga Pendidikan Kesenian Jakarta - the Jakarta Art Education Institution (affiliée au TIM) le 18 octobre, dans la soirée.

Graphique illustratif :
MUSIQUE ELECTRONIQUE - Pendant un spectacle de musique électronique, le matériel acoustique utilisé ne consiste pas en instruments de musique ou en êtres humains, mais en sons qui sont recopiés. Au cours de ce spectacle, Eloy a utilisé 8 pistes de sources sonores, consistant en magnétophones. Ces huit sources sont reçues dans une table de mixage, ils sont préparés, organisés et envoyés sur quatre amplificateurs. Le public, qui est assis au milieu, reçoit des sons qui viennent de quatre coins de la salle.
Electro-acoustique

Shanti, qui constitue l'essentiel de son programme au cours de sa visite à Jakarta, est une création musicale, dans le domaine de l'électronique acoustique (pas dans l'électronique pure, car celle-ci n'utilise que des sons sinusoïdaux et des manipulations électroniques).
La musique électroacoustique est un produit, qui est le résultat de plusieurs étapes de création. Tout d'abord, on choisit une source de sons, qui sont copiés en mono (et non en stéréo). Cette source de son n'est pas nécessairement un instrument de musique, mais cela peut aussi bien être des gouttes d'eau, le grincement d'une porte, du papier qui brûle, etc. Enfin, la copie, à ce stade, doit être aussi naturelle que possible, sans réverbérations, sans filtres, sans modulations, etc.… On coupe les "cordes vocales" de ces assemblages en pièces et les morceaux sont transférés sur une petite bobine.
Deuxième étape : les éléments sonores, déjà séparés, doivent être choisis, plusieurs sont mélangés, empilés de manière aléatoire en diffusant ces bandes sur des magnétophones (dont au moins deux avec play-back) et sur une table de mixage ; puis on les recopie sur un autre magnétophone.
Là intervient une petite manipulation technique qui consiste à ralentir ou à accélérer la source du son, ou bien à retourner la bande sonore, de telle sorte qu'elle revient en arrière (par exemple, un coup frappé sur un gong qui diminue d'intensité devient, quand on retourne la bande, un son qui, au début, est très doux, puis s'intensifie progressivement), ou bien on change l'harmonie de la dynamique par un filtre et on utilise mille et un tours.
Il existe deux sortes de manipulations, que l'on utilise ensemble, habituellement. Elles consistent à mélanger un empilage aléatoire (mixage) et un assemblage (collage). Grâce à ces procédés, les sons originaux sont totalement modifiés, et il est difficile de les reconnaître.
1500 heures
Shanti, qui sera donné ultérieurement au TIM, est composé entre 1972 et 1973 dans le studio de musique électronique de Cologne (Allemagne) ; sa réalisation a duré environ 1500 heures, et le résultat en est un spectacle de moins de 2 heures. C'est comme la production d'un film, on jette ce qui ne nous plait pas.
Sous sa forme finale, Shanti est composé de 2 sources sonores ; 4 sources sont chargées dans un magnétophone 4 pistes à une seule commande (quadriphonie) et quatre supplémentaires, dans deux magnétophones stéréophoniques 2 pistes.
On peut imaginer toutes les combinaisons possibles avec ces huit sources sonores. Une combinaison de deux sons peut produire : un mélange des sons 1 et 2, un mélange des sons 1 et 3, 1 et 4, jusqu'à 1 et 8, ou bien 2 et 3, 2 et 4, etc.… avec les autres sons.
La combinaison de trois sons peut donner un mélange des sons 1, 2 et 3, 1, 2 et 4, 1, 3 et 8 etc. Et on peut faire une combinaison de 4, 5, 6, jusqu'à 8 sons.
Toute cette production doit être "gonflée" avec quatre amplificateurs, chacun diffusant une combinaison différente des autres. Le public, qui est placé au milieu du Theater Arena, reçoit les sons qui viennent des quatre coins de la salle (voir la photo).
Et tout ça pour quoi ?
Les gens peuvent se demander "mais pourquoi écouter de la musique qui n'est que copiée?"
Parce qu'un tel équipement, composé d'amplificateur quadriphoniques autonomes comme celui là, est trop luxueux pour le public qui préfèrerait rester à la maison .
Bien que cela ne soit pas obligatoire, l'interférence directe avec le compositeur lui-même fait partie, en tant qu'être vivant, du spectacle musical, dont les éléments réels sont permanents (copiés). Une telle dialectique n'est pas sans signification pour un compositeur comme Eloy, qui connaît les pièges, qu'il a lui-même, consciemment ou inconsciemment placés.
Shanti, mot sanskrit qui signifie la paix, est une méditation sur l'une des doctrines de l'un des plus grands yogis, Sri Aurobindo.
Selon Aurobindo, la paix ne consiste pas en une existence calme et finie. La paix est un équilibre d'éléments, qui s'opposent les uns les autres, et qui sont en continuel changement. Il signifie que la paix est un arrière-plan extraordinaire de toutes formes de lutte.
Musicalement parlant, quels éléments antagonistes et quelle sorte de paix souhaitons nous atteindre ?
La paix, ici, est une combinaison de sons musicaux, et de sons, que l'on ne considère habituellement pas comme de la musique, par exemple, les bruits du marché, d'un maçon, ou d'un pneu qui crève, etc.…
Les grands musiciens nous démontrent toujours que la musique est beaucoup plus riche que nous le pensons.
La musique d'Eloy ne se limite pas à un petit groupe de musiciens, amateurs de musique contemporaine, elle concerne également les techniciens du studio qui doivent savoir économiser les effets du spectacle.
Pour les amateurs de musique qui aiment savoir tout ce qui se passe dans le domaine de la musique actuelle, ils auront non seulement un avant-goût des produits techniques, mais ils pourront également témoigner de combien est importante la part de conscience dans toutes les possibilités que nous rencontrons.

SLAMET A. SJUKUR
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SINAR HARAPAN
Jakarta
Octobre 1978
"SHANTI" de Jean-Claude Eloy
Thèse sur l'Espace
Par : Franki Raden, Akademi Musik LPKJ

Quelques jours avant la représentation de "Shanti" au TIM, le 18 octobre dernier, le journal SINAR HARAPAN a publié un article de Slamet Abdul Sjukur sur Jean-Claude Eloy, compositeur français contemporain très connu, qui devait présenter au public sa création de musique électronique.
Slamet, que l'on connaît pour ses créations d'avant-garde, ne se serait pas manifesté si cette représentation de Shanti était un événement musical ordinaire.
Or, cette représentation de Shanti est tout sauf un événement musical ordinaire. Il se pourrait bien que ce soit la première fois qu'un spectacle de musique électronique est donné dans les règles de l'art, devant un public indonésien.
Un compositeur suédois de musique électronique a déjà présenté une création à l'Akademi Musik LPKJ. Mais le spectacle n'était pas ce qu'il aurait dû être, c'est-à-dire avec les instruments indispensables pour que la musique dialogue, par l'intermédiaire des sons, avec le public, comme cela est le cas avec Shanti.
Je crois donc qu'il vaut mieux que je vous explique ce qu'est la musique électronique, qui est Eloy et ce qu'est Shanti.
Habituellement, quand on entend le terme "musique électronique", on imagine une kyrielle d'instruments de musique électriques, comme des guitares basses, des orgues, ainsi que de nombreux autres accessoires comme des haut-parleurs et des amplis. Ce n'est pas tout à fait vrai. Mais ce n'est pas tout à fait faux non plus.
La musique électronique nous parvient aux oreilles de toute évidence grâce à certains accessoires comme les amplis et les haut-parleurs, mais ici, pas de guitares électriques ni d'orgues. En musique électronique, la source des sons est une source à une seule fréquence, appelée son sinusoïdal.
Ce son sinusoïdal est un élément sonore extrêmement pur qui ne renferme aucun spectre harmonique de sons produits par des instruments de musique. Les "instruments" utilisés par un compositeur qui crée une œuvre existent sur plusieurs bandes, pleines de concepts et d'inventions sonores, réalisées en studio. En Occident, une composition de musique électronique a été créée pour la première fois par un compositeur américain d'avant-garde, John Cage. "Imaginary Lanscape" (Paysage imaginaire) a été créée en 1939, et à l'époque, le système utilisé par Cage était très cher, peu pratique et manquait de souplesse.
Quelques années plus tard, un nouveau genre est apparu en France : la "Musique Concrète", qui a recours à de nombreux effets électroniques, mais qui diffère de la musique électronique en ce que les éléments et la source des sons qu'elle utilise ne sont pas des sons sinusoïdaux, mais des sons concrets, pris dans la nature. Par exemple, le bruit du tonnerre, le grincement d'une porte ou le bruissement d'un papier, etc.
Ces éléments sonores sont travaillés sur magnétophone jusqu'à devenir un système de sons dont il est difficile d'identifier l'origine. En 1949, Pierre Schaeffer, inventeur de cette musique concrète, produisit sa première création, qui rencontra un certain succès, "Symphonie pour un homme seul". Au contraire de la musique concrète qui s'est si vite répandue, après les innovations de Schaeffer, la musique électronique a fleuri lentement. Ceci est dû, semble-t-il, à la difficulté de trouver un studio capable de traiter les sons, et à la durée de ce traitement. En 1951, un nouveau studio de musique électronique a vu le jour à Cologne (Allemagne), lancé sous la houlette du compositeur allemand Herbert Eimert.
1956 ne vit que quelques créations de musique électronique: Eimert, Stockhausen et Krenek connurent un certain succès et parvinrent à un certain achèvement artistique, avec des créations telles que "Fünf Stücke" (Eimert), "Gesang der Junglinge" (Stockhausen) et "Spiritus Intelligentiae Sanctus" (Krenek). A l'heure actuelle de nouveaux studios de musique électronique voient le jour dans des villes comme Milan (Italie), Princeton (USA) et Tokyo.
Il est intéressant de suivre les progrès des groupes de musique concrète et de musique électronique qui s'invectivent au sujet de la technique de conception qu'ils emploient.
Ainsi, Eloy est-il un symbole d'une jeune génération qui base sa technique et sa conception dans les créations de musique concrète.
Eloy est né près de Rouen (France), et débute sa carrière musicale au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris.
Entre 18 et 21 ans, il remporte plusieurs prix de piano, musique de chambre (1957), contrepoint (1958) et ondes martenot (1959). Ensuite, il apprend l'art de la composition sous la direction d'un compositeur célèbre du 20ème siècle, Darius Milhaud.
En 1961-1962, il suit les enseignements d'une figure célèbre de la musique, très en vogue à l'époque, Pierre Boulez, connu non seulement en tant que compositeur, mais également comme chef d'orchestre. C'est à cette époque qu'Eloy crée son œuvre "Etude III", donnée à Paris aux "Concerts du Domaine Musical", programme musical du 20ème siècle, organisé par Pierre Boulez, lui-même.
En 1972, il reçoit une invitation de Stockhausen en personne à venir travailler dans le studio de musique électronique qu'il dirigeait à Cologne. C'est là (en moins d'un an) qu'il crée "Shanti", dont on a donné la représentation hier. Eloy entreprend, ensuite, avec Shanti, une tournée en Amérique et en Asie et sa création fut applaudie par Stockhausen lui-même.
Après le succès rencontré avec Shanti, Eloy reçoit à nouveau une invitation du studio de musique électronique de Tokyo, en 1977, année où il crée "Gaku no michi", œuvre de musique électronique de 4 heures. Cette composition fut présentée pour la première fois au festival contemporain de création artistique de la Rochelle (1978) dans le cadre d'un programme spécial "les Journées Jean-Claude Eloy", au cours desquelles Eloy présenta sa création pendant 2 heures non-stop, et participa à des conférences et à des ateliers.
Enfin, le 18 octobre dernier eut lieu la représentation de Shanti au Teater Arena TIM. Les accessoires utilisés pour Shanti consistent en un magnétophone 4 pistes (Quadriphonique) 15 i.p.s., un magnétophone 2 pistes (stéréophonique) 15 i.p.s., 2 consoles et 4 haut-parleurs de 200 watt, avec 4 sources simultanées.
Dans le Teater Arena, ces accessoires ont été disposés de la manière suivante: les 4 haut-parleurs étaient placés dans les quatre coins de la salle, et les 2 consoles en plein milieu. A 20:00h précises, Eloy entra dans le théâtre ("l'Arène"), pour se placer juste devant ces 2 consoles, puis il demanda aux spectateurs qui, à son entrée, étaient assis sur des chaises, de se rapprocher et de s'asseoir près de lui (voir notre photo) parce que c'était la position dans laquelle Shanti devait, de par sa conception, être écouté.
La veille, pendant la répétition, j'avais moi-même pu constater la différence, selon que l'on était assis derrière l'arène ou en plein milieu, au centre des mouvements sonores.
Pour moi, écouter Shanti de derrière l'arène lui fait perdre une grande partie de l'expérience esthétique unique qu'il constitue.
Dans un silence absolu, un son haute fréquence commence soudain à s'échapper des 4 haut-parleurs et à pénétrer l'espace.
Déjà, Eloy a commencé à manipuler ses potentiomètres, ajoutant une dynamique aux émergences sonores. Le son à haute fréquence s'insinue doucement, pendant quelques instants. 2 haut-parleurs, dans le fond, lâchent soudain des sons au rythme élaboré, puis ce sont les 2 haut-parleurs devant, et les quatre éléments fonctionnent à plein.
C'est à cet instant que l'espace intervient, en tant qu'élément, et atteint son paroxysme au milieu du périple de Shanti. A cet instant, la notion d'espace passe totalement dans notre conscience, et, plus important, le son devient soudain, non plus une abstraction, mais une créature physique.
Le son devient "sculpture" et se déplace, physiquement, explorant chaque centimètre d'espace ouvert à une fréquence accessible.
Eloy utilise un crescendo pour atteindre un orgasme volumique, nous pénètre d'excitation. Le son devient masse, et pour la première fois, je sens que le son est devenu puissance, qu'il peut nous forcer à abandonner notre conscience, à nous modeler comme ce son lui-même. Je me suis senti devenir son.
Dans ce contexte, Eloy a transformé son idéal en conscience, a métamorphosé le son en magie.
En fait, cela n'a rien d'extraordinaire. Les peuplades primitives y parvenaient, d'une façon différente toutefois. La capacité du son à nous entraîner dans l'excitation peut avoir pour origine l'énergie naturelle qu'il renferme, bien qu'Eloy agisse comme quelqu'un qui la déplace.
Il est plus intéressant de considérer Eloy comme un sujet, de voir comment, à son niveau, il a atteint une virtuosité dans l'organisation des sons sinusoïdaux, obtenus avec un oscillateur, afin d'exploiter au mieux la potentialité du matériel. Par exemple, sa capacité à tirer le meilleur parti de l'espace et à le rendre actif/dynamique avec un crescendo-decrescendo, sur des sons à haute fréquence. Ou bien en se servant d'autres formes sonores, conçues grâce aux techniques antipodistes, en exploitant la potentialité des quatre haut-parleurs.
Il s'agit bien d'une nouvelle composition technique extraordinaire, et elle ne pourra jamais être mise en œuvre par des compositions musicales utilisant des instruments traditionnels.
Mis à part la thèse relative à l'espace, que traite Eloy dans sa création, il apparaît qu'il a réussi, avec Shanti, à découvrir de nouvelles qualités sonores époustouflantes, grâce à ses compositions aux circuits électriques créées en studio. Par exemple, le son méditatif qu'il a utilisé avant le paroxysme.
Eloy a réussi à placer la qualité de ses sons selon des proportions intéressantes et il a ainsi pu créer une véritable atmosphère de méditation. Eloy nous a également présenté une atmosphère non moins intéressante au moment où il a utilisé une composition de sons particulière obtenue grâce à la manipulation des sons des vagues océanes. Il s'agit en fait d'une technique de musique concrète "à la Schaeffer", et non pas d'une technique de musique électronique pure. Il ne suffit plus dorénavant de reconnaître cette implication des vagues océanes : elle s'est transformée, déjà, est devenue une figure sonore, qui se balance avec froideur et dégage une paix extraordinaire.
Ironie de la chose: Shanti, qui signifie paix, but poursuivi par Eloy, pendant toute sa construction et toute la conception sous-jacente, n'apparaît finalement que par une touche sonore.
Shanti est véritablement une composition fascinante, mais pas encore une création parfaite. Nous y voyons encore les faiblesses d'Eloy dans la gestation idéale de Shanti, elle-même.
Par exemple, peu après le paroxysme de l'œuvre, c'est-à-dire, dans la partie qu'il a composée à des fins humoristiques. A ce moment, Eloy utilise une marche allemande, dont le chant est accompagné du bruit de bottes des soldats au pas. Eloy ne touche pas à cet élément de son, concret, il l'amplifie, en utilisant l'espace, qu'il remplit à l'aide des 4 haut-parleurs. Le résultat est un effet comique et c'est exactement de qu'Eloy recherchait. Cet épisode a duré quelques instants assez longs, et l'intention était que notre psychisme, tendu, quelques secondes auparavant, puisse se détendre. Choix fascinant de la part du compositeur, mais qui s'avère la plus grande faiblesse de Shanti.
Eloy a omis de prendre notre psychisme en compte, et surtout son épuisement après ce magnifique paroxysme, quelques instants plus tôt.
Et il en résulte que, lorsque Shanti atteint cette apogée, pour la seconde fois, nous ne sommes plus en état de le suivre. Et même plus : ce second paroxysme est atteint par Eloy en suivant un très lent processus. Grâce à une technique extrêmement fascinante de glissements lents de haute fréquence à basse fréquence, les sons ont été traités avec une technique de sons de canons (très rapprochés les uns des autres), et l'utilisation du crescendo. Eloy réussit finalement à réveiller notre psychisme une fois encore et à le forcer à atteindre un paroxysme, une seconde fois.
Mais c'est le moment choisi par Eloy pour mettre un point final à Shanti, et notre sentiment est que le paroxysme est timide, et reste inachevé.
Shanti a été ressenti comme une pièce trop courte, dont la fin était engloutie par un énorme trou.

FRANKI RADEN
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KOMPAS
Jakarta
Octobre 1978
ENTRETIEN AVEC
JEAN CLAUDE ELOY ET SARDONO W. KUSUMO
APRES LA REPRESENTATION DE "SHANTI"
Par Franki Raden

Le 19 octobre dernier, Jean-Claude Eloy, grand compositeur contemporain, après la génération de Boulez, Xenakis et Stockhausen, est venu en Indonésie présenter sa création "Shanti", composition de musique électronique. Différent des interprètes légendaires qui se sont révélés ici, de manière assez surprenante, un compositeur du calibre d'Eloy nous rend visite, pour la première fois, en Indonésie. C'est pourquoi j'ai souhaité avoir un entretien avec Eloy, qui était accompagné de Sardono W. Kusuma, chorégraphe renommé, qui se consacre, actuellement, à son approche de plusieurs médias artistiques.

Psychologie temporelle

F (Franki) : Jusqu'à présent, quelle expérience tirez-vous du processus de vos créations, qui utilisent des éléments de musique électronique ?
J (Jean) : J'ai tiré de très nombreuses expériences de mes inventions musicales, en utilisant des éléments de musique électronique. Mes découvertes qui portent sur la qualité particulière des sons, grâce à la manipulation des sons sinusoïdaux, semblent avoir influencé mes créations musicales utilisant les instruments traditionnels. A part cela, j'ai connu une expérience extraordinaire en matière de psychologie temporelle. Lorsque je travaillais sur Shanti, j'ai découvert une existence sonore fascinante. Elle se composait d'un mélange de différents sons sinusoïdaux, que j'ai empilés pour les rendre compacts et pour qu'ils forment une sorte de cluster, légèrement espacé, et pas aussi abrupt qu'un cluster. Disons qu'ils étaient plus en harmonie. A l'époque, je n'ai fait qu'entendre le son, sans ressentir le temps qui s'écoulait. Un très long moment. Mais il s'avère que je n'ai pas ressenti l'intégralité de ce moment. Ce son était, selon moi, un son méditatif. J'obtiens souvent des expériences de ce genre grâce à mes compositions de musique électronique.

Le public de Bandung : "vierge"

F : Qu'avez-vous ressenti en voyant les Indonésiens qui écoutaient votre musique ?
J : J'ai donné des représentations dans deux villes, Bandung et Jakarta. Dans ces deux villes, j'ai ressenti une impression unique et très intéressante. A Bandung, le public était encore "vierge", ce qui signifie qu'il n'avait jamais écouté une musique de ce genre auparavant. C'étaient des jeunes gens, pour la plupart. Ils étaient peut-être venus avec l'idée d'écouter de la musique populaire, ou quelque chose d'autre, en tout cas, une musique qu'ils aimeraient. Lorsque Shanti a débuté, j'ai été surpris : parce que, au moment où Shanti en est arrivé à un passage que je joue pianissimo, j'ai entendu des bruits de voix. Vous imaginez, il y avait 1000 personnes. Quand j'ai joué fortissimo, les bruits de voix n'avaient aucune importance, mais dans le passage pianissimo, cela m'a beaucoup perturbé.
J'ai ressenti une sensation étrange, parce que, en Occident, si les gens n'aiment pas la musique qu'ils entendent, ils s'en vont, ou bien ils deviennent agressifs. Mais mon public, à Bandung, est resté assis, et il a continué à parler. Lorsque Shanti s'est terminé, ils m'ont littéralement agressé, en me demandant des autographes. En Inde, j'ai eu une expérience assez amusante. A l'époque, on m'avait demandé de faire une conférence. Personne n'avait encore entendu ma musique. Quand j'ai terminé mon discours, qui avait duré environ 2 heures, je leur ai demandé s'il y avait des questions. Soudain, une personne m'a demandé : "Pourriez-vous siffler un peu de votre musique ?".
En France, j'ai souvent connu des expériences étranges. Bien que la musique contemporaine soit bien développée en Europe, il y a encore des musiciens, dans certains orchestres, qui n'aiment pas la musique contemporaine. Pourtant, ils jouent dans des orchestres symphoniques de premier ordre. Ces orchestres ne veulent jouer que des oeuvres de, par exemple, Beethoven, Brahms, ou ce genre là. J'ai eu une fois, une expérience étrange, qui s'est passée à Paris. A l'époque, je venais assister à la première représentation de ma nouvelle création "Fluctuante-Immuable", pour un grand orchestre. C'était l'Orchestre de Paris, qui jouait, parce que cette création m'avait été commandée par le gouvernement français. Au milieu de la représentation, les musiciens de l'orchestre se sont soudain arrêtés de jouer et n'ont pas voulu reprendre. Ils protestaient. Mais cette fois, au contraire, c'est le public qui m'a défendu et le spectacle a pu reprendre.

Pas de concentration

J : Quelle a été votre impression personnelle lorsque vous avez entendu Shanti ?
S (Sardono) : Avant de commencer, vous m'avez demandé de me concentrer et d'écouter votre musique.
J : Oui
S : Je pense que là, vous avez commis une erreur. Lorsque j'ai essayé de me concentrer, je n'ai plus été en mesure d'écouter votre musique avec attention. Plusieurs fois, je me suis presque endormi. N'ayant pu réussir à me concentrer sur les sons de votre musique, je me suis au contraire ouvert pour me détendre et laisser ces sons pénétrer mon âme. Je me suis alors senti bien et j'ai vraiment apprécié Shanti. Je pense que le problème est que, si vous vous concentrez sur les sons, qui viennent de votre musique, alors vous sortez de vous-même et vous objectivez les sons. Alors l'opposition entre l'objet et le sujet devient claire. Pour moi, le fait de rencontrer une musique qui me donne l'impression d'être un géant violent, imprime dans ma conscience que le processus d'écoute passe, en fait, par mes oreilles. Dans ce cas, mes oreilles sont les premières ouvertures, si nous sommes reliés aux bruits extérieurs. Nous devons faire le silence en nous-mêmes et laisser les sons nous pénétrer. Si nous restons silencieux, à l'intérieur, seuls les sons que nous laissons entrer en nous, et dont nous avons naturellement besoin, nous pénètrent. Ceci est important, pour affronter ce son, … il est tellement gigantesque. Si nous ne faisons pas cette démarche, nous serons attirés dans les méandres de sons confus, parce qu'en fait nous n'avons pas besoin de tous les sons que nous entendons. Ou bien ils deviennent tous une sorte de pollution. Il est important pour moi de vous dire cela, car, pour moi, l'existence d'une forme d'art, créée par des artistes comme vous, a une signification positive, c'est-à-dire qu'elle vérifie que la conscience de l'humanité est toujours en éveil, et qu'elle n'abandonnera pas, qu'elle n'acceptera pas la pollution du bruit des sons qui nous environnent, en partie du fait de notre technologie avancée. Dans le meilleur des cas, vous pouvez relever la conscience, pour qu'elle se demande s'il est légitime que les instincts humains soient enterrés sous des monceaux de sons immondes, sans raison. Par exemple, le son des machines, dans une usine, juste derrière chez vous, les silencieux trafiqués des mobylettes, toutes sortes de klaxons d'automobiles, etc.…
J : Vos commentaires sont très intéressants. J'ai probablement fait une erreur en utilisant le mot "concentration", mais je ne voulais pas dire, "ne pas écouter", avec la signification du mot "concentration"… je ne trouve pas le mot exact .
Pas simplement esthétique
F : Je comprends pourquoi vous nous avez demandé de nous concentrer avant de commencer. C'est peut-être le résultat d'une obsession à la suite de ce qui s'est passé à Bandung ?
J : Oui ! Et votre impression personnelle ?
F : J'ai rencontré une certaine problématique, différente de celle de Sardono. J'ai connu une expérience extraordinaire lorsque j'ai véritablement dialogué avec Shanti. Ne serait-ce qu'une expérience qui fait naître une énorme charge sensuelle, voilà ce que je ressens souvent. Par exemple, quand j'écoute "Verklarte Nacht" et "String Quartet" de Schoenberg, "Petrouchka" de Stravinsky, "La mer" de Debussy, "Stimmung" de Stockhausen, même "Sextuor Mystic" de Villa Lobos. Mais quand j'écoute leur musique, mon expérience est limitée par les sens et les impressions. Quand j'ai écouté Shanti, j'ai ressenti une expérience qui n'est pas seulement esthétique, mais une vraie expérience, pas celle qui outrepasse les limites de l'activité simplement psychique, mais également physique. Cela signifie, qu'à ce moment précis, j'ai véritablement vécu une expérience totale, au cours de laquelle j'ai atteint les limites de l'identification entre ma propre personne et le son. C'est peut-être ce que Abraham Maslov appelait "expérience apogée". Une telle expérience est véritablement une expérience unique pour moi, et je ne l'ai ressentie que quelques fois jusqu'à présent.
Mais au-delà de ce problème, Shanti, en tant que composition, présente une faiblesse qui, je dois l'avouer, a gêné mon "dialogue". A ce moment là, je n'avais pas encore pris conscience de la nature de cette faiblesse, mais je suis sûr qu'il existe comme un trou, dans Shanti. Le fait est que, juste à la fin du spectacle, j'ai soudain ressenti qu'il est très court. Et je voudrais une suite.
J : C'est-à-dire que vous avez écouté très sérieusement, et vous voulez pouvoir revivre à nouveau la seconde apothéose que vous voudriez atteindre.
F : En particulier au cours de ce processus, vous ne stimulez plus la création de sons évocateurs. En écoutant la dernière partie de Shanti, qui est si exubérante, je peux me préparer à nouveau à pénétrer dans cette atmosphère d'apothéose, mais à ce moment très précis, tout de suite après, c'est la fin ! Alors que mes capacités émotionnelles commençaient à se libérer, elles sont anéanties. Je pense que c'est pour cela que mon ami et moi avons ressenti le besoin d'une suite. Si c'est l'effet que vous recherchiez, je peux vous dire que vous avez parfaitement réussi, mais si ça n'était pas le cas, alors c'est véritablement la faiblesse du spectacle.
Trois jours plus tard, Eloy quittait l'Indonésie en remerciant sincèrement les musiciens qui l'avaient aidé à monter Shanti, qui faillit ne pas voir le jour.

FRANKI RADEN
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DIAPASON
Mars 1979
Jean-Claude Eloy
(né en 1938)
Shânti, musique de méditation pour sons électroniques et concrets
Réalisation WDR (Westdeutscher Rundfunk) Cologne

Erato STU 71205/6 (2D 79,00 environ). Enregistré en 1972/73. Minutage : 1 h 36'
UUUU
Technique :
Prise de son : musique électronique - Gravure : propre - Pressage (notre exemplaire) : assez silencieux

Dediée à Karlheinz Stockhausen, réalisée en 1972-1973 au Studio électronique du W. D. R. de Cologne, cette œuvre, qui dure un peu plus d'une heure et demie, se présente comme une "musique de méditation pour sons électroniques et concrets". Le titre Shânti (mot sanskrit) signifie "Paix", mais, précise Jean-Claude Eloy: "La Paix au sens Héraclitéen, qui suppose toujours la lutte, la violence, le rapport dialectique des choses... Il faut aller à sa recherche en s'enfonçant progressivement dans le son, de longue séquence en longue séquence. Toute la forme de cette œuvre est une lente et permanente spirale illimitée". On reconnaît ici les principes dont s'inspire un compositeur, qui, en réaction contre un formalisme excessif, a trouvé, à l'exemple de Stockhausen, du côté des musiques de l'Extrême-Orient, une nou-velle ouverture sur le monde des sons. Ce qu'il recherche et ce qu'il trouve, c'est la maîtrise de la dynamique, la maîtrise du flux sonore; ce qu'il explore, c'est la durée, c'est le temps; ce dont il prend conscience, à travers le temps, c'est de la "dimension cosmique continue en toute chose". Ces principes, Jean-Claude Eloy les a exposés au cours d'un entretien avec François-Bernard Mâche, en février 1972, entretien publié dans un récent numéro spécial de la Revue Musicale (Les mal entendus, compositeurs des années 1970). Il est essentiel de les connaître pour aborder une œuvre telle que Shânti, qui ne cherche pas à provoquer des impressions esthétiques mais "une communication entre les hommes qui sont là ensemble pour écouter". Shânti, certes, est moins fait pour le disque que pour le concert. Mais il y a là, toutefois, beau-coup plus qu'un document sonore. C'est une œuvre accomplie, conduite avec une rare maîtrise dans son long et lent cheminement, une œuvre qui peut beaucoup apporter à celui qui l'aborde avec une entière disponibilité d'esprit. Réduite de 4 à 2 pistes pour l'édition phonographique, la réalisation sonore n'en est pas moins impressionnante.

JEAN ROY
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MIDI LOISIRS
Arts et Spectacles
Mercredi 11 Avril 1979
Encore la nouvelle vague

[…]
Magie de l'électronique

Des cercles terrestres aux cercles cosmiques nous passons aussi, sinon plus encore, grâce à la musique électronique de Jean-Claude Eloy, Shânti. ...
Jean-Claude Eloy, né en 1938, a été l'élève de Milhaud puis de Boulez à Bâle. Après 1'inévitable apprentissage sériel, il a pris le "bon virage" comme dirait Goléa. Ayant démissionné de ses fonctions d'enseignant à Berkeley, il fréquenta, toujours en Californie, des musiciens hindous qui l'orientèrent de façon décisive vers l'univers sonore de l'Orient.
Dès 1971, Kâmakalâ témoignait de cette métaphysique orientale qui ne dissocie pas la chair de l'esprit. Faisceaux-Diffractions, publiés il y a quelques années, marquaient avec le recours aux voix et aux instruments, la fascination de l'univers orientaL Avec Shânti (en sanskrit "paix") toute la féerie de l'électronique opère. Dans l'esprit de J.-Cl.Eloy, la paix n'existe pas sans ses contraintes, les forces d'opposition, de révolte, de guerre (d'où les "collages" rappelant les slo-gans mais aussi les bruits de bottes et les chants de sinistre "nuit et brouillard")
Élaborée en 1972-73 dans les studios électroniques de la Westdeutscher Rundkunk de Cologne, dédiée à Stockhausen, l'œuvre est un véritable continuum de flux sonores, riches d'efflorescences, au sein duquel, investis par sa substance, nous prenons la dimension cosmique. Cette œuvre qui dure une heure trente "lente et permanente spirale illimitée" au dire d'Eloy, si elle est abordée et écoutée avec une totale disponibilité (faute de quoi…) doit conduire, comme les meilleures œuvres électroniques, à une prise de perception-conscience de l'universelle matière et de la vastitude cosmique, prise de conscience seule capable de métamorphoser l'homme étroit que nous sommes restés, englué dans les cécités et les fanatismes de tous ordres dont notre temps le plus actuel donne d'affligeantes illustrations.
La conduite du cheminement électronique est tellement maîtrisée, et ce dernier se suffisant à ce point à lui-même, que les références aux Hymnen de Stockhausen par la plupart des "collages" d'éléments concrets (voix, bruits de foules, slogans) sont inutiles, en tout cas non essentielles au long flux électronique.
Loin de détourner l'homme de la vie comme on l'a dit souvent, la musique électronique y plonge au plus profond mais par des moyens autres que ceux des instruments de toujours. Qu'importe le moyen si le sens créateur l'emploie pour des finalités supérieures!
Comme l'a écrit Goléa, "la musique est une aujourd'hui comme autrefois... on ne la reconnaît à rien d'autre qu'à ce qui seulement la met en œuvre: au souffle créateur."
Dans la série de films tournée par le Groupe de Recherches de la Radio, Ivo Malec dit: "Un temps viendra... où la nature toute entière chantera pour les hommes..." Jusqu'à présent, nous n'entendions que le "vent dans les arbres", le murmure de la mer ou sa colère, le cri de l'oiseau égorgé ou appelant la femelle. Les musiciens d'aujourd'hui, depuis Bartok, s'efforcent de nous faire entendre ce qui, hier encore, était inaudible. Un jour viendra où les capteurs de sons venus des galaxies, prenant le relais, trouveront place dans l'immense orchestral des hommes.

R. A. LACASSAGNE

(3) 2x30 cm ERATO 71205
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L'EXPRESS
Avril 1979
Disques

Jean-Claude Eloy : Shânti. En forme de "lente et permanente spirale, illimitée", une "musique de méditation" pour sons électroniques et concrets. Sur la paix (Shânti = paix en sanskrit), mais aussi son indispensable contraire: la fin des antagonismes serait la fin du monde. Cette oeuvre puissante, mais hors temps occidental, demande - et mérite - une profonde disponibilité; elle peut, alors, vous emmener très loin.

ERATO 71205-6 (DEUX DISQUES).

SYLVIE DE NUSSAC

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