KÂMAKALÂ
Presse (Français)
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CARREFOUR
4 Novembre 1971
Jean-Claude ELOY et Georges SEBASTIAN
ANTOINE GOLÉA

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CLÉS
POUR LA MUSIQUE
Décembre 1971
Bruxelles
Semaines Musicales Internationales de Paris
Journées de Musique Contemporaine
Harry Halbreich

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KÖLNISCHE RUNDSCHAU
25 Février 1975
Week-end au studio du WDR dans le cadre du festival "Musique actuelle":
une "Rencontre avec l'Inde" fastueuse.
Par
Hans-Elmar Bach

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KÖLNER STADT-ANZEIGER
25 Février 1975
Le cinquième concert du cycle "Musique actuelle" du WDR,
une rencontre de trois jours avec l'Inde.
Par Dietolf Grewe

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MANNHEIMER MORGEN
27 Février 1975
Le cycle "Musique actuelle" de la radio de Cologne: un regard sur l'Inde
Hanspeter Krellmann

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DIE WELT
28 Février 1975
"Rencontre avec l'Inde" au studio du WDR de Cologne
Reinhard Beuth

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FRANKFURTER ALLGEMEINE ZEITUNG (F.A.Z.)
6 Mars 1975
Rencontre avec l'Inde - et le culte de l'Inde à l'occasion d'une manifestation artistique à Cologne
Gerhard R. Koch

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NOTRE TEMPS
Bruxelles 6 Mars 1975
Prestige des religions
Anciennes
Évelyne Sznycer,
Serge Pahaut.

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LUXEMBURGER WORT
7 Mars 75
VIe Biennale de Musique
Moderne à Bruxelles
Nicolas Koch-Martin

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LE
QUOTIDIEN
DE PARIS
Mardi 25 Mai 1976
Perspectives du XXe siècle
Gérard Mannoni

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LE NOUVEL
OBSERVATEUR
Lundi 31 Mai 1976
LA MUSIQUE
par
Maurice Fleuret
L'amour
avec les sons
"Kâmakalâ" à Radio-France
Les vibrations magiques des origines
ŒUVRES DE LUCIANO BERIO
ET JEAN-CLAUDE ÉLOY
Concerts de Radio-France

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THE TIMES OF INDIA
NEW DELHI : VENDREDI 27 OCTOBRE 1978
Une session de musique électronique mémorable
Par Krishna Chaitanya

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TÉLÉRAMA
Mai 1979
Radio
PERSPECTIVES DU XXe SIECLE
SAMEDI 29 MAI. 14 H 45. FRANCE-CULTURE
LUNDI 31 MAI. 14 H. FRANCE-MUSIQUE
Jean-Claude EIoy
la beauté d'une seule note
Paul Meunier

 

KÂMAKALÂ
Presse (Français)

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CARREFOUR
4 Novembre 1971
Jean-Claude ELOY et Georges SEBASTIAN

J'étais très inquiet le soir du concert de Jean-Claude Eloy au Théâtre de la Ville. Arrivé un peu à l'avance, j'ai eu le temps de parcourir le programme. J'y ai trouvé, sous la signature du compositeur, une littérature à mi-chemin entre la philosophie et la physique einsteinienne à laquelle, ignorant comme je suis, je n'ai rien compris. […]
Je l'avais salué, il y a des années de cela, comme l'un des espoirs les plus sûrs de la jeune génération d'après Boulez. L'œuvre que j'entendis alors, Equivalences pour orchestre de chambre, m'avait séduit par la clarté précisément de ses structures rythmiques, de ses timbres, et par sa dynamique très expressive, voire dramatique. C'étaient là les qualités d'un authentique musicien et elles le sont restées aujourd'hui, où tant de jeunes gens s'imaginent qu'il suffit de taper n'importe comment n'importe quoi sur un piano pour que ce soit de la musique.
Pendant plusieurs années, en proie à une véritable crise de conscience, Eloy n'a plus rien composé Il a voyagé autour du globe, aux Etats-Unis, en Asie, surtout en Inde. Le voici revenu fervent adepte d'une synthèse entre la musique occidentale et la musique orientale. C'est un chemin que Messiaen a parcouru avant lui, mais qu'il a retrouvé tout seul, car il n a jamais été l'élève, ni simplement sous l'influence de Messiaen.
On a réentendu l'autre soir, successions, et superpositions de Equivalences, et l'excellente impression que j'avais reçue de cette œuvre s'est trouvée grandement confirmée, ce qui est le signe d'une réelle valeur. Puis on entendit Faisceaux Diffractions, pour orchestre de chambre également. Sous ce titre quelque peu rébarbatif, qui se rapporte aux rayons lumineux, Eloy nous offre une œuvre très forte, où les pouvoirs expressifs et dramatiques se trouvent encore accusés. Le compositeur possède un don devenu très rare: il sait utiliser les silences, leur conférer un poids expressif. C'est un art vieux comme le monde dans la musique occidentale et sur ce plan, Eloy est resté profondemént occidental.
Après l'entracte, on eut la création de Kâmakalâ, pour trois groupes d'orchestres et de chœurs. Le mot indien qui sert de titre veut dire: la montée du désir. Il s'agit d'une musique très ambitieuse qui tend à illustrer la naissance et le développement de la vie ayant le désir universel pour source. Cela commence un peu comme L'or du Rhin de Wagner qui décrit aussi la naissance d'un monde, par des murmures indistincts, pianissimo, dans les registres les plus graves de la voix. Cela monte, très lentement, à la fois comme dynamique et comme tessiture, petit à petit soutenu par des instruments, jusqu'aux plus hautes régions de la voix. Les longues tenues du début se fractionnent progressivement, jusqu'à devenir des aboiements furieusement ar-rachés d'animaux en rut. C'est très impressionnant, d'autant plus qu'Eloy n'abuse jamais de la puissance sonore: il ne tue pas sa musique en abusant de décibels et en assourdissant les auditeurs. Tout reste toujours musical chez Eloy, aussi éloignés que certains sons paraissent parfois l'être de la musique. La cime atteinte, tout redescend, sans jamais retrouver le murmure silencieux du début: l'élan à la vie une fois donné, celle-ci ne peut plus jamais s'éteindre ; simplement, parfois, elle atteint aux rivages de l'équilibre et de la sérénité ; ainsi finit l'œuvre d'Eloy, dont Olivier Messiaen m'a dit après le concert, qu'elle rappelait jusqu'à la hantise la musique tibétaine. L'exécution, par les chœurs et l'Orchestre National de l'O.R.T.F., sous la triple direction de Marius Constant, Boris de Vinogradov et Catherine Comet m'en a paru excellente. […]

ANTOINE GOLÉA
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CLÉS
POUR LA MUSIQUE

Décembre 1971
Bruxelles

Semaines Musicales Internationales de Paris
Journées de Musique Contemporaine

[…] Une journée particulièrement passionnante a permis à Jean-Claude Eloy de faire une rentrée impatiemment attendue par tous ceux qui considèrent ce jeune compositeur de 33 ans, disciple de Boulez, comme l'une des valeurs les plus sûres de l'actuelle école française […]
Eloy, après quelques années passées aux U.S.A, s'était fait oublier un peu en France, où bien des fausses valeurs s'étaient empressées de prendre la place vacante. Il émerge aujourd'hui d'une grave crise artistique et personnelle, et il faut bien qualifier cette résurrection de foudroyante. Depuis longtemps, Eloy a été fasciné par les musiques d'Orient. et il s'en est expliqué au cours d'une passionnante conférence, illustrée d'exemples sonores saisissants. Toute sa démarche actuelle tente de jeter un pont entre l'Orient et nous, en définissant l'attitude créatrice que peut avoir un musicien occidental d'aujourd'hui, face aux musiques extra-européennes. Le piège de l'exotisme, aujourd'hui dépassé, a fait place à celui, bien plus insidieux, d'un colonialisme intellectuel encore plus stérile et destructeur. Intégrer des "objets sonores" - indiens ou balinais - n'est guère plus fructueux que d'édifier sonates ou sym-phonies sur des gammes ou des rythmes de là-bas. Eloy veut aller beaucoup plus loin, et y parvient: en tendant vers une conception orientale du temps musical, excluant les structures "fermées" et les architectures basées sur une certaine symétrie périodique propre à la musique d'Occident; et, d'autre part, en rejoignant la conception orientale de la matière mu-sicale, celle d'une musique faite avant tout avec des sons plutôt qu'avec des notes: Varèse, et, dans une certaine me-sure Debussy, l'avaient précédé sur cette voie.
Eloy se trouve actuellement en pleine évolution, une évolution inachevée mais d'une grande richesse potentielle, dont il sera passionnant de suivre le cours. Il n'en est pas à l'heure des bilans, et le précise lui-même. Mais les trois œuvres entendues aux S.M.l.P. permettent d'apprécier la rapidité et la courbe ascendante de cette évolution.
Équivalences, pour 18 instrumentistes (1963), cette œuvre d'"avant la crise", tout en se situant encore dans un certain sillage boulézien, fait déjà preuve d'une belle violence, et surtout d'une extraordinaire séduction sonore, faite d'un raffinement peu commun n'excluant nullement la puissance.
Avec Faisceaux-Diffractions pour 28 instrumentistes (1970) le bond en avant est considérable. Partition virile, musclée, d'une beauté de "grain" sonore digne de Varèse, avec de somptueuses sonorités de cuivres, et qui contraste avec la discon-tinuité encore "pointilliste" de l'œuvre précédente par un souci tout oriental de meubler la totalité du temps et de l'espace sonore par de grands agrégats statiques. Dans cette continuité s'inscrivent des mé-lismes somptueusement ornementés, des glissandi de guitare électrique évoquant librement sitars ou sarods Indiens. Il s'agit là d'une des partitions les plus fortes et les plus achevées de ces dernières années. Souhaitons que la Belgique l'entende bientôt
Néanmoins, l'événement le plus attendu était la création mondiale de Kâmakalâ, pour chœurs et trois groupes d'orchestre, l'œuvre la plus vaste et la plus ambitieuse du jeune compositeur. Celui-ci n'a pu mener à bien jusqu'ici que le premier volet de ce qui s'annonce comme un immense triptyque d'une durée probable d'une heure et demie à deux heures. La partie achevée jusqu'ici dure environ 37 minutes. "Kâmakalâ, nous explique Eloy, est un mot sanskrit qui désigne, dans le Shivaïsme, et surtout dans le Tantrisme, le " triangle des énergies". Kâma, c'est le désir, le dieu de l'érotisme, mais aussi la soif de vie, l'impulsion créatrice, née de l'union de Shiva (principe mâle, ou linga, la substance) et de sa Shakti (principe femelle, ou Yoni, l'énergie). Kalâ représente les composantes de Shiva, se manifestant par cinq degrés, de la paix absolue du grand silence à la manifestation physique de l'être humain. L'œuvre part donc du "grand sommeil silencieux de l'avant-monde" et s'élève progressivement jusqu'à l'éclatement de la vie, dont la partie centrale décrira les manifestations multiples en une sorte d'immense "danse de vie", avant que le troisième volet ne nous ramène à l'état de dissolution finale.
Eloy considère la première partie comme une sorte de large portail symbolisant la manifestation de l'énergie. Nous assistons à la lente conquête du son, cantonné pendant non moins de quinze minutes dans les vocalises nasalisées des hommes dans le registre extrême-grave: sentiment d'éternité d'une beauté granitique, tel qu'on n'en trouve l'équivalent que dans certaines musiques rituelles du Tibet. À la seizième minute, la somme prodigieuse de tension accumulée se libère par une per-cussion isolée: premier signal de l'éveil de la Vie, qui va se manifester par l'éclatement divergent de la musique dans l'espace, puis par l'entrée progressive des groupes orchestraux, soumis eux aussi à la force centrifuge. Musique d'une puis-sance sensuelle sans précédent dans la production occidentale, avec des pous-sées, des chœurs vociférés inspirés du Ketjak balinais, des ruées de percussions qui vous arrachent de votre siège, pour s'organiser bientôt en un vertigineux tournoiement planétaire, que le compositeur conduit avec une sûreté et une maîtrise impressionnantes. Et cette cosmogonie grandiose se résout dans l'extase paisible du plein soleil matinal, qui dose les tenues conclusives des violons dans l'aigu: radieuse ascension qui nous laisse heureux, comblés, pleins de vie et de force au seuil de cette "danse des mondes" à laquelle Eloy travaille maintenant. Il y a bien longtemps que la musique française ne nous a offert une œuvre d'une telle puissance de souffle, d'une telle grandeur tranquille et sûre d'elle. Il émane de Kâmakalâ un rayonnement spirituel bienfaisant et lucide. Cette musique qui communique à ses auditeurs le bonheur et la sérénité est de celles, essentielles et rares, qui semblent d'emblée familières, car elles préexistaient dans l'univers, attendant leur matérialisation.
La lumière d'Eloy a apparemment aveuglé une bonne partie de la critique, désorientée, prisonnière d'une notion étriquée et formalisée du temps et de l'espace sonore. Mais le public ne s'y est pas trompé, qui a fait au compositeur et à ses admirables interprètes (les Chœurs et l'Orchestre National de l'ORTF sous la triple direction de Catherine Comet, Marius Constant et Boris de Vinogradov) une ovation chaleureuse et interminable. Et, l'instant d'après, j'ai été témoin de l'enthousiasme et de l'émotion d'Olivier Messiaen. Nous sommes nombreux à attendre avec impatience la suite de Kâmakalâ. Jean-Claude Eloy vient de nous donner un tiers de chef-d'œuvre. Mon admiration confiante l'accompagne dans la suite de sa grande entreprise.

HARRY HALBREICH
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KÖLNISCHE RUNDSCHAU
25 Février 1975
Für drei Orchester halbe Bestuhlung ausgebaut
Déménagement de la moitié des fauteuils pour trois orchestres

Week-end au studio du WDR dans le cadre du festival "Musique actuelle":
une "Rencontre avec l'Inde" fastueuse.Par Hans-Elmar Bach"Ex oriente lux" - lumière de l'Orient -, tel fut le mot d'ordre lancé, presque à titre de programme, par le musicologue bâlois Hans Oesch pour la première réunion d'information du festival "Rencontre avec l'Inde" qu'organisait pendant trois jours le WDR. […]
Pour les organisateurs, cela ne fut pas une simple affaire de choisir comme sujet de discussion l'authenticité de la musique indienne jouée par les musiciens de notre pays. Leur principal objectif était de montrer comment des éléments indiens avaient infiltré la musique d'avant-garde. C'est sous le pavillon "Musique actuelle" que cette série de concerts allait finalement se dérouler.
On a assisté, ces dernières années, à un boom de tout ce qui a trait à l'Inde. Des mots à la mode comme transcendance, méditation, éveil de la connaissance de soi ont exercé et continuent d'exercer une fascination sur une génération qui ne fait aucun mystère de son rejet de la situation spirituelle et sociale de l'Occident. Lors d'un entretien, le compositeur Peter Michael Hamel qui connaît bien l'Inde, a admis que pendant des années il avait proclamé l'horreur qui le frappait lui-même et qu'il avait pris cela pour du socialisme.
La discussion a néanmoins clairement montré que les espérances fondées par la jeunesse sur la musique indienne rendent les Indiens sceptiques eux-mêmes. Une Indienne qui prenait part au débat a déclaré que les Européens comme les Américains consommaient la musique de son pays en guise de psychothérapie.
[…] Jean-Claude Eloy fait appel à trois orchestres et trois chœurs, pour lesquels il a fallu déménager près de la moitié des fauteuils du grand studio du WDR.
C'est avec un héroïsme rempli d'abnégation que l'orchestre symphonique du WDR, le chœur de la radio ouest-allemande et la Schola Cantorum de Stuttgart ont attaqué "Kamakala" de Jean-Claude Eloy, qui applique ici les principes de la structure du raga.
Tout ce déploiement avec trois chefs (Michel Tabachnik, Bernhard Kontarsky et Jacques Mercier) donne purement et simplement l'impression d'un canevas sonore qui s'intensifie et se défait à nouveau dans le crescendo et le diminuendo, avec au début des passages de basse-profonde à la manière de Penderecki et vers la fin les dessus de violon les plus aigus qui vont décroissant jusqu'à n'être plus qu'à peine perceptibles. [...]

HANS-ELMAR BACH
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KÖLNER STADT-ANZEIGER
25 Février 1975
Le cinquième concert du cycle "Musique actuelle" du WDR,
une rencontre de trois jours avec l'Inde.

Wenn Gott Shiva tanzend durch die Welt saust
Quand Shiva sillonne le monde en dansant

Karlheinz Stockhausen était présent avec ses "Indianerlieder"
Par Dietolf Grewe

Yoga, gourous et adeptes de Krishna sont à la mode. L'Europe est en route pour le Levant. Aujourd'hui, c'est à une "Rencontre avec l'Inde" également que nous invite la radio ouest-allemande: trois journées avec huit manifestations artistiques dans trois salles, dont cinq concerts de "Musique actuelle".
On a assisté à la création de "Ananda", composition du jeune Peter Michael Hamel. Lors d'une discussion dans la salle de conférences du Musée romain-germanique, ce dernier déclarait en personne: "Ils avaient là l'épaisse partition de "Kamakala" de Jean-Claude Eloy et ils se sont dit: "Au fait, Hamel est en plein trip indien. Il a bien encore quelque chose qui n'a pas été joué dans ses tiroirs". On invite donc quelques Indiens et comme ça le festival indien est fin prêt!".
Pour expliquer ce qui l'a poussé à se tourner aujourd'hui vers l'intériorité, cet ancien gauchiste a dit: "Ce n'est pas très satisfaisant à la longue de proclamer l'horreur qui vous frappe et d'appeler cela du socialisme." Il reconnaîtra également que l'esprit indien, en fin de compte, reste étranger à l'Européen.
Au niveau de la composition, l'arrangement avec la musique indienne engendre aussi la plus grande nostalgie: une musique de l'aspiration à un monde sacré, à la fin du conflit habituel en Europe entre le spirituel et le matériel. C'est ce que Hamel appelle, pour ce qui le concerne, la "Musique intégrale".[...]
"Kamakala" pour trois chœurs et orchestres de Jean-Claude Eloy s'efforce, non sans succès, de parvenir à un état méditatif, donnant par la transformation très lente d'événements sonores élémentaires une impression d'étirement du temps, et fait ainsi prendre conscience du temps. Mais cette musique en crescendo et decrescendo arrive à peine à s'extérioriser. Et pour le final, le compositeur a eu l'idée de faire monter les violons vers la sphère des sibilances de souris.
Visiblement le temps de répétition avait été, lui aussi de courte durée: dans le rôle du grand prêtre, Tabachnik en maître de cérémonie de l'orchestre officiant sur l'estrade, et ses pairs Jacques Mercier et Bernhard Kontarsky échangeaient discrètement force coups d'œil désespérés, dans lesquels se lisait la fébrile impatience de parvenir au point d'orgue suivant, où l'on espérait se retrouver.
Stockhausen figurait au programme avec "Indianerlieder" créés en 1972. D'après le compositeur, ce cycle se déroule exactement comme une improvisation de musique indienne sur un raga. Et c'est ce que l'on pouvait se dire effectivement en entendant pour la première fois ces chants en anglais d'après des textes indiens. Il s'agit d'un genre de forme de développement qui ne prétend pas être un schéma, mais qui comme dans le raga, ne devient pleinement présente qu'au fil de l'exécution de la pièce. […]
Un événement intitulé "Terry Riley meets Don Cherry" devait clôturer ces trois journées. Le WDR avait réussi à organiser en première la rencontre de l'organiste indianisant Terry Riley avec le trompettiste de free-jazz amateur d'exotisme Don Cherry. Mais une fois réunis, les deux musiciens se contentèrent de livrer un stéréotype de formule répétitive à l'orgue et un son velouté à la trompette bouchée. […]

DIETOLF GREWE
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MANNHEIMER MORGEN
27 Février 1975
Belebung aus fernen Kulturen ?
Un renouveau venu des cultures lointaines ?

Le cycle "Musique actuelle" de la radio de Cologne:
un regard sur l'Inde

Depuis longtemps la formule "Europe meets India" exerce une grande fascination tant dans le domaine écologique que dans le domaine artistique. Dans la musique, cette formule a trouvé une expression spectaculaire depuis que Ravi Shankar avec son sitar et Yehudi Menuhin avec son violon ont improvisé ensemble et qu'ils ont également enregistré un disque avec ces morceaux d'improvisation. La radio ouest-allemande (WDR) a voulu aujourd'hui matérialiser ladite formule en organisant à Cologne le cycle "Musique actuelle". [...]
L'inclination occidentale pour les systèmes musicaux extrême-orientaux repose, surtout à notre époque, sur des dogmes philosophico-idéologiques dont se sont inspirés depuis déjà des années, voire des décennies, des compositeurs comme John Cage et Karlheinz Stockhausen ou les musiciens compositeurs américains Terry Riley et La Monte Young à des fins d'identification absolue. Chez d'autres, elle a donné naissance à un style hybride qui suscite le désarroi, et ce principalement sous l'influence de Herman Hesse, redevenu populaire, et sous l'impulsion de tendances à l'assimilation pas toujours convaincantes [...]
À l'avenir, il faudra travailler sur la question de savoir si le style du raga indien lui-même, qui de par sa nature a une structure monodique, se laissera associer à la polyphonie occidentale. Avec des pièces comme "Stimmung" ou "Indianerliedern", présentées aussi à Cologne aujourd'hui, dont la durée d'exécution , sur le modèle du raga indien, doit pouvoir s'étirer à volonté, Stockhausen est parvenu, de manière quasiment intuitive, à des résultats. À trente-six ans l'ancien élève de Milhaud et de Boulez, Jean-Claude Eloy, pour ainsi dire inconnu chez nous jusqu'alors, s'occupe également d'explorer la musique orientale. Son gigantesque opus de trente minutes (pour trois chœurs, trois orchestres, trois chefs d'orchestre) intitulé "Kamakala", qui a été présenté en création au public allemand au studio de la radio de Cologne, l'indique déjà dans le titre. Mais Eloy ne travaille pas avec les systèmes tonaux asiatiques, il a au contraire intégré l'atmosphère qui fait le charme de la musique orientale dans les structures de sa propre musique. Dans le premier quart d'heure, cela produit - avec le tissu sonore qui se construit en s'épaississant à partir des consonances très graves des profondes voix d'homme et le son des instruments qui suit -, un effet vraiment saisissant, mais qui va ensuite s'estomper.
Que les cultures exotiques des pays d'Asie et d'Afrique constituent dans l'absolu non seulement un riche réservoir, mais peut-être aussi une alternative pour la Musique nouvelle occidentale, une musique ardue qui se replie parfois sur la tonalité, ce n'est pas seulement depuis hier qu'on le sait. Reste à vérifier si l'on pourrait mettre cela à profit. La rencontre avec les sources demeure pour l'instant la chose la plus importante. Sur ce point, des manifestations artistiques comme celles qui se déroulent aujourd'hui à Cologne se révèleront toujours bénéfiques.

HANSPETER KRELLMANN
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DIE WELT
28 Février 1975
Als die Avantgarde ihren Shiva tanzte
Tandis que l'avant-garde faisait danser son dieu Shiva

"Rencontre avec l'Inde" au studio du WDR de Cologne

Pour le WDR, le festival "Musique actuelle" n'est plus un rapport en provenance du front de l'Avant-garde. Aujourd'hui, la musique actuelle, c'est la musique à la mode dont on parle, pour autant qu'elle ne tombe pas dans la pop commerciale à succès. […] Le festival "Musique actuelle" de Cologne organisé par le WDR a proposé à ces compositeurs un forum où pendant trois jours, avec le concours de musicologues et de musiciens indiens, ils pouvaient faire danser leur dieu Shiva. [...]
Dans son "Kamakala" qui attendait sa première interprétation publique depuis déjà quatre ans, Jean-Claude Eloy fait moins appel à la philosophie indienne qu'au principe créateur du raga-genèse - élaboration sur un rythme lent du matériau tonal et méditation sonore. Il mise avant tout sur les moyens inépuisables qui sont à la disposition d'un studio de la radio et réclame trois chœurs et trois orchestres qui, ensemble dans un premier temps, et de manière asynchrone par la suite, couvrent les quarante minutes, depuis les basses les plus profondes jusqu'aux dessus parvenant à l'ultime souffle. Ils entament leur parcours très lentement et, à mi-chemin, se voient livrés aux forces grondantes du tonnerre et aux cris lugubres de créatures tourmentées, avant d'atteindre finalement la cime rayonnante. [...]

REINHARD BEUTH
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FRANKFURTER ALLGEMEINE ZEITUNG (F. A. Z.)
6 Mars 1975
Musikalische Verlockungen eines ertraümten Nirwana
Les charmes musicaux d'un nirvana rêvé

Rencontre avec l'Inde - et le culte de l'Inde à l'occasion d'une manifestation artistique à Cologne

Après avoir organisé en octobre 1973 un week-end sur le thème "Rencontre avec le Japon" à la salle Beethoven de Bonn dans le cadre de ses concerts de "Musique actuelle", la radio ouest-allemande (WDR) a présenté un cycle "Rencontre avec l'Inde" au studio de la radio et au nouveau Musée romain-germanique de Cologne. L'attrait exercé par l'Inde, pays des merveilles, en tant que royaume légendaire de la rédemption de tous les maux sur terre, date de plus longtemps encore que le "charme" de son exotisme musical. Schopenhauer faisait l'éloge des préceptes du renoncement au monde de la philosophie et de la religion de l'Inde ancienne comme le remède à "l'abattoir de l'histoire du monde" hégélien. Aujourd'hui les gourous hantent l'Occident, rassemblant leurs disciples autour d'eux et prêchant la méditation comme remède universel au "stress" et à la crise économique. Le culte de l'Inde a également du bon en terme de tolérance et d'ouverture vis-à-vis des cultures étrangères.
Pour la musique occidentale, cela signifiait assez souvent un enrichissement. L'adaptation des rythmes indiens et des chants d'oiseaux d'Olivier Messian a résolument contribué au constructivisme de la musique sérielle, tandis que pour le nouveau courant irrationnel de l'avant-garde, avec Stockhausen comme éminent porte-parole, l'Inde représente précisément une pensée antitechnologique.
Cela vaut certainement aussi pour John Cage et son affinité avec le bouddisme zen. Mais pour lui, la musique japonaise authentique ne joue aucun rôle immédiat. La musique japonaise traditionnelle est restée attachée à son cadre culturel restreint. Elle n'a connu aucune évolution historique. C'est pour cette raison qu'elle est aussi exotique pour les jeunes compositeurs japonais. Et qu'elle peut se confronter à l'orchestre moderne.
Dans la musique indienne imprégnée des influences de l'art agreste, courtois et individuel, la dynamique est plus forte. Ce qui explique pourquoi, jusqu'à présent, on n'a guère entendu parler de synthèse de la musique européenne et de la musique indienne du côté des compositeurs indiens. La musique complexe et sans fin des ragas indiens a influencé les musiciens occidentaux d'avant-garde comme les musiciens pop de manière unilatérale. Cette situation se vérifie aujourd'hui à Cologne où effectivement musiciens indiens et occidentaux ne se sont jamais produits ensemble sur scène. Les deux sphères sont restées distinctes et les tentatives de fusion ont eu un résultat en partie limité, et en partie insignifiant pour ce qui est de la nouveauté. [...]
Il y a peu de temps à Berlin, avec "Faisceaux-Diffractions", le français Jean-Claude Eloy faisait déjà sa révérence aux Indiens et il réitère aujourd'hui avec "Kamakala" pour trois chœurs et orchestres. Dans cette pièce, il n'utilise aucun instrument indien. Le titre renvoie aussi bien au concept indien de l'amour qu'au principe d'amplification de la statique à la dynamique, de l'absence de mouvement à la pulsation. Le sous-titre est "Triangle des énergies". Eloy développe sa pièce depuis les tonalités chorales les plus graves jusqu'aux tonalités orchestrales les plus aiguës, les plus perçantes, à partir du silence absolu jusqu'aux jeux de figure les plus vivants. Les trois groupes sonores s'intensifient séparément, parallèlement ou bien à l'unisson aussi - et au point culminant, on parvient à l'asynchronisme recherché en tant que représentation quasi symbolique du jeu des forces vitales. […] Sous la direction de Michel Tabachnik, de Bernhard Kontarsky et de Jacques Mercier, le chœur et l'orchestre du WDR et la Schola Cantorum de Stuttgart ont fait une bonne prestation d'ensemble. [...]

GERHARD R. KOCH
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NOTRE TEMPS
Bruxelles 6 Mars 1975
Prestige des religions anciennes

Mercredi et Jeudi, on a pu voir "Moïse et Aaron" de Schoenberg. […] Henry Pousseur présentait deux jours plus tôt ses "épreuves de Pierrot l'Hébreux" […] "Le Dieu de la Bible a-t-il fini de parler dans l'histoire ? Je pense que non" (2). Les religions occidentales sont encore incarnées dans nos œuvres d'art.
Peut-être faut-il voir là une cause de la remarquable intolérance dont fut l'objet l'œuvre de J. C. Eloy "Kâmakalâ" présentée au public ce vendredi 28 en finale de cette semaine.
Le Bruxelles musical a réussi à se hausser à un bon niveau de culture moderne depuis l'apparition des musiques sérielles nées après Schoenberg. Et chacun de déployer des trésors d'intelligence à exécuter et écouter des combinatoires inouïes. Mais voici que venait une musique qui, au lieu de déployer d'entrée de jeu le thème, la cellule ou le code articulé qu'elle va recombiner, laisse un temps s'étaler pour une exploration de plus en plus intense de quelque chose qui, durant le premier quart d'heure, n'est pas encore une œuvre développée. Une musique qui n'accepte pas le départ obligé sur un thème. Qui ne sacrifie pas dès l'abord à la note de musique, cette chose pasteurisée, stabilisée, normalisée pour le plain-chant décadent ([…]) et la polyphonie (travail sur épure du point contre point).
Dans un espace vocal et instrumental diffus, Eloy laisse jouer des concrétions progressives de singularités, des vitesses différentielles: trois masses orchestrales juxtaposées, que trois chefs conduisaient sur des cadences tantôt synchronisées, tantôt décalées. Jeu subtil qui ajoutait aux effets de musique dans l'espace une expérimentation intéressante de ces rapports entre battements vibratoires et rythmes musicaux dont parle Stockhausen (3).
Cette dilatation extatique des conditions d'un problème, cet arrêt local d'un temps que d'autres veulent irréversible, voilà tout de même quelques dizaines d'années que certains musiciens parmi les meilleurs en cherchent la formule. L'entreprise était particulièrement sensible chez Eloy.
Est-ce pour des raisons d'incompatibilité religieuse qu'elle a déplu à ces Bruxellois intrépides capables de ré-éditer une atmosphère d'hostilités voire de chahut ? D'autres Bruxellois se le demandent. Sérieusement.

ÉVELYNE SZNYCER,
SERGE PAHAUT.

(2) Henry Pousseur in "la communication par le geste". Actes des sessions organisées par le centre de recherches du Sacré à l'Arbresle 1965-1968. Paris le Centurion. 1970.

(3) "... Wie die Zeit vergeht...". Die Reihe III. Vienne 1956. Voir Henry Pousseur: "Frag-ments théoriques sur la musique expérimentale à Bruxelles". 1970, pp. 141 et 212.
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LUXEMBURGER WORT
7 Mars 75
VIe Biennale de Musique
Moderne à Bruxelles

[…] Aussi grand a été Ie succès, dans le grand auditorium de la radio belge, de l'audition du poème symphonique "Kâmakalâ" du Français Jean-Claude Eloy, né en 1938, et qui est un compositeur "classique". C'est le premier volet d'un vaste triptyque inspiré par la musique et la culture indienne et tibétaine. Écrit pour 3 orchestres (chacun de 35 hommes) et 3 chorales, "Kâmakalâ" signifie "Le Triangle des Energies"; la deuxième partie sera "Khara-Akshara" (le muable et l'immuable), et la troisième "Pralaya" (la Dissolution). Les trois orchestres étaient dirigés par Irvin Hoffman, chef du grand orchestre-radio belge, ainsi que par les Belges Pierre Bartholomée et Ronald Zollman.
L'œuvre commence par des phonèmes longs et étirés une douzaine de fois par une voix de basse sur le M dans l'extrême grave, - d'abord à peine audibles, et qui grossissent peu à peu: il n'y a pas encore de musique, mais les masses vocales se joignent à ce chant obsédant et religieux (?); la même note est répétée à l'infini par l30 voix et tous ces phonèmes grossis sont fascinants, - le volume de l'incantation grandit toujours et ce n'est qu'après 15 minutes que les orchestres entrent en action, - d'abord par un coup de gong, suivi de coups de grosse caisse, - ensuite les 3 percussions se répondent, - puis les trompettes, les autres instruments à vent; le chant lancinant continue toujours, les orchestres produisent un formidable "grondement souterrain" selon la notice. On n'entend pas les cordes que nous voyons jouer, elles sont couvertes par l'orage sonore et le chant. Et puis, soudain, voici une accalmie, mais le vacarme reprend et s'enfle jusqu'à un chaos total "d'où s'échappe toute l'énergie vitale" et après cette perte de forces, ce sera la descente orchestrale et vocale vers l'apaisement et le calme. L'œuvre est donc un long crescendo suivi d'un decrescendo plus bref.
Ce fut vraiment beau. - mais pourquoi 3 orchestres - ils ont eu si peu la parole ? Le public a longuement applaudi les 160 artistes, les trois chefs et le compositeur présent. Un débat très animé à eu lieu ensuite entre le compositeur, les deux chefs belges et le public, qui a posé de nombreuses questions. Après quoi, "Kâmakalâ" a été joué et chanté une deuxième fois, ce qui a été excellent non seulement pour le public, mais aussi pour les critiques dont plusieurs avaient suggéré la répétition des œuvres nouvelles les plus complexes et les plus intéressantes, pour être mieux à même de les juger.

NICOLAS KOCH-MARTIN
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LE QUOTIDIEN DE PARIS
Mardi 25 Mai 1976
Perspectives du XXe siècle

Autant de musiciens que de spectateurs salle Wagram pour ce concert de la série Perspectives du XXe siècle. Trois orchestres, un chœur, un important équipement électro-acoustique: les différents niveaux de la salle étaient surpeuplés. Long "crescendo" de 35 minutes, "Kâmakalâ" de Jean-Claude Eloy est une œuvre qui ne peut laisser indifférent. On est tout d'abord frappé par la sincérité de la pensée qui l'anime. Il ne s'agit à aucun moment de l'usage de procédés artificiellement plaqués pour suivre une mode ou satisfaire le goût du jour. C'est le fruit d'une réflexion et d'une démarche personnelles réellement accomplies et vécues. La forme est extrêmement travaillée, et le but recherché est obtenu par un ensemble de moyens maîtrisés avec la plus totale lucidité. En seconde partie, et avant l'audition de "Shânti", l'Orchestre national donnait "Gruppen" de Stockhausen, œuvre propre à susciter toutes les nostalgies des tenants de la musique postsérielle. Quinze années séparent "Gruppen" de Kâmakalâ. Jamais l'évolution de la pensée musicale n'a paru aussi rapide. Le concert était dirigé avec autorité et intelligence par l'excellent chef italien Gabriele Ferro, assisté de Pierre Stoll et de Alain Bancquart.

GÉRARD MANNONI
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LE NOUVEL OBSERVATEUR
Lundi 31 Mai 1976
LA MUSIQUE
Par Maurice Fleuret
L'amour avec les sons
Dans le "no man's land" déprimant de l'avant-garde, enfin deux œuvres qui décollent et vous emportent "Kâmakalâ" à Radio-France
Les vibrations magiques des origines
ŒUVRES DE LUCIANO BERIO
ET JEAN-CLAUDE ÉLOY

Concerts de Radio-France

Au terme d'une saison parisienne de la nouveauté qui, une fois encore, se sera signalée plus par l'abondance et la qualité des exécutions que par l'originalité des créations, on se demande toujours où va la jeune musique. Boulez a beau expliquer que, pour lui, il n'y a pas crise mais translation, il n'en tire pas moins les futures orientations de l'I.R.C.A.M. (1) d'une analyse singulièrement critique - pour ne pas dire fort désespérée - de la situation actuelle (2). Au vrai, tout se passe en lui et en beaucoup qui ne l'avouent pas aussi franchement, comme si l'éclatement des langages et la dispersion créative auxquels nous assistons aujourd'hui faisaient remonter la nostalgie du dogme sériel et éveillaient, en tout cas, l'impérieux désir d'une théorie générale gouvernant l'ensemble de la pensée et de l'acte de musique.
Prêchée comme une nouvelle croisade, la collaboration systématique des scientifiques avec les musiciens pourra-t-elle donner aux créateurs, dans la meilleure des hypothèses, autre chose que des moyens techniques et des matériaux renouvelés, alors que, d'évidence, c'est la réflexion sur la nature et la fonction de la musique, et dans ce qu'il y a ici de plus global et de plus abstrait, qui a besoin d'un coup de sève ?
À l'opposé, est-ce donc pour faire diversion, pour se reconvertir dans l'action ou parce qu'ils s'aperçoivent de la vanité et de la stérilité de toute démarche strictement intellectuelle, que tant de jeunes compositeurs ont décidé depuis peu de s'immerger dans le tissu social des quartiers ouvriers et des banlieues pour y tenter toute sorte d'expériences de pédagogie et de création collective qui, elles, n'exigent pas d'inventer dans l'absolu ? Et il est inutile de revenir encore sur ceux qui, dans l'incapacité d'assumer l'heure présente et, à plus forte raison, de prévoir l'heure prochaine, se contentent d'actualiser ou même de faire revivre mot à mot le passé. Après les temps de la digestion, voici ceux de l'hybridation considérée comme un des beaux-arts ! Vraiment, jamais l'avant-garde internationale de la musique n'a moins mérité son nom qu'en ce no man's land esthétique où elle se tient désormais et qui a déjà toutes les couleurs ternes, toutes les caractéristiques d'ambiguïté d'une fin de siècle.
J'en étais là de ma méditation inquiète quand deux pièces de forte vitalité sont venues me tirer hors des brumes du pessimisme et me redonner goût à l'inouï […]
Pourtant, le "Concerto pour deux pianos et orchestre", de Luciano Berio, et "Kâmakalâ", pour trois ensembles d'orchestres et de chœurs, de Jean-Claude Eloy, ne sont pas des compositions tout à fait récentes. La première a trois ans, la seconde cinq mais toutes deux bénéficiaient d'une exécution si soignée par les formations de Radio-France, si juste et en si bonne situation, qu'on avait l'impression de les entendre pour la première fois. Quoi que disent les programmes, il arrive souvent qu'une création mondiale soit ainsi différée sans que personne s'en aperçoive. Mais c'est alors qu'il faut célébrer la naissance véritable de l'œuvre et l'apprécier enfin en connaissance de cause. […]

Triangle des énergies

En 1971 "Kâmakalâ", que j'avais commandé à Jean-Claude Eloy pour les S.M.I.P. (4), ne m'avait pas totalement convaincu. Mais c'est que, au Théâtre de la Ville, la "mise en action de la puissance vibratoire" de trois chœurs et de trois orchestres dispersés sur la scène restait un spectacle auquel il n'était pas possible de participer intimement de l'intérieur. Cette fois, dans la désuète mais extraordinaire caisse de résonance qu'est la salle Wagram, au point précis d'intersection de toutes les sources de musique, j'ai pu vivre, partager enfin cette immense ascèse orientale du son où "l'énergie acoustique se manifeste" à l'état pur, avec une évidence sans exemple.
Comme un rituel magique des origines, et sans que les références à l'Inde, au Tibet, au Japon émergent de façon trop apparente "Kâmakalâ" (triangle des énergies, dans la philosophie çivaïste et tantrique) vous soulève peu à peu depuis le souffle vocal le plus grave qui soit jusqu'à un paroxysme de force et de complexité, image même du monde créé. On y perd insensiblement la notion du temps à l'occidentale pour gagner, comme en spirale, non pas un état d'inconscience mais, au contraire, un état d'éveil aigu à tout ce qui d'ordinaire nous échappe, un état d'amour avec et par les sons.
Au regard de la mode, certaines constantes de la composition pourront paraître régressives: "intégration des phénomènes répétitifs", "longues polarisations harmoniques", "modalité chromatique fixe sous-jacente"... Mais que vaut la mode et ses faux-semblants devant une création dont le plus grand mérite est bien de nous en libérer pour revenir à l'essence même de la musique ?
Bien qu'elles soient inimitables et, sans doute, peu susceptibles de connaître une postérité immédiate, des réussites comme le "Concerto pour deux pianos" et "Kâmakalâ" sont évidemment de celles qui, au plus noir moment, peuvent encore nous redonner confiance en l'avenir.

MAURICE FLEURET

(1) Institut de Recherche et de Coordination Acoustique/Musique. Gallimard-IRCAM
(2) "Donc on remet en question", par Pierre Boulez, in "la Musique en projet"
(4) Semaines musicales internationales de Paris.
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THE TIMES OF INDIA
NEW DELHI : VENDREDI 27 OCTOBRE 1978
Une session de musique électronique mémorable
Par Krishna Chaitanya

NEW DELHI, 26 OCTOBRE : si la musique électronique a été présentée à Delhi en deux ou trois occasions, la session organisée hier soir au Max Mueller Bhavan sous les auspices communs du Bhavan et de l'Alliance Française marquera les mémoires pour des raisons variées, la plus importante étant la stature du compositeur.
Jean-Claude Eloy, âgé de 40 ans, possédait déjà de solides connaissances en musique classique avant de s'associer avec Boulez et Stockhausen, les personnalités les plus remarquables dans le champ de la musique électronique. Eloy a travaillé à Cologne – le fameux centre de la nouvelle musique expérimentale. Il a également enseigné à l'université de Californie, à Berkeley, et a parcouru une vaste partie du monde, en particulier l'Extrême-Orient.
Autre facteur contribuant au succès de la représentation, l'introduction très puissante assurée par Eloy. En Inde, le répertoire d'œuvres enregistrées et diffusées étant largement limité aux musiques européennes du XIXème siècle et plus anciennes, la musique du XXème siècle a encore du chemin à faire pour être reconnue, et la musique électronique est relativement récente car elle s'est développée dans les années suivant la deuxième Guerre mondiale. Pourtant, ses origines remontent aux premières décennies du siècle voire du XIXème siècle. Des courants s'écartant de la tradition classique ont vu le jour en France avec Debussy et ont été repris par des compositeurs comme Messiaen et Varèse. En Allemagne, le mouvement radical était mené par Mahler, Schoenberg, Alban Berg et Webern. L'A-tonalité remplaça l'échelle classique. Des sons colorés empruntés à des scènes de vie – tels que des klaxons, des moteurs de locomotive – furent intégrés dans la musique. Puis vint l'époque des gadgets électroniques créant, modulant, filtrant et synthétisant de nouveaux sons, avant que les ordinateurs ne prennent aujourd'hui la relève.
Si le répertoire sonore amplement élargi a d'abord entraîné un conflit de sensations auditives, les sons enrichis sont désormais utilisés avec sensibilité pour composer de nouvelles réalisations véritablement esthétiques. Ici, les tendances intégrantes commencent également à faire leur apparition. Le public a pu les découvrir hier soir lors de la présentation des deux compositions d'Eloy. L'une d'entre elles, intitulée "Gaku-no-Michi", qui montre l'influence de la musique des monastères japonais du Bouddhisme zen. L'autre pièce, "Kâmakalâ", a laissé une impression encore plus marquante.
Le titre n'a aucun rapport avec le traité d'érotisme de Vatsyayana, mais il est appliqué dans le sens tantrique, par lequel Eros représente le "désir qui est entré dans l'Un pour devenir le Multiple" pour faire allusion à la féconde expression védique. La pièce s'ouvre sur un chant liturgique solennel, créé par trois orchestres et cinq ensembles vocaux, telle la musique de la Genèse, du grand monde émergeant de la graine primitive. Comme l'a dit Eloy, il a appris de Pandit Ram Narayan et des frères Dagar la puissance d'incantation du Vilambit, le recours maîtrisé à toutes les ressources musicales, à leur lente – mais régulière et finalement monumentale – montée en puissance. De brusques silences et détonations évoquent les maintes catastrophes précédant la stabilisation de l'univers, et la musique trace une courbe parabolique pour s'achever sur une note de sérénité et de complétude d'un dessein divin dans le cosmos. Cette formidable signification domine l'étrangeté absolue de l'expression et de la texture afin de se faire profondément ressentir.

KRISHNA CHAITANYA
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TÉLÉRAMA
Mai 1979
Radio
PERSPECTIVES DU XXe SIECLE
SAMEDI 29 MAI. 14 H 45. FRANCE-CULTURE
LUNDI 31 MAI. 14 H. FRANCE-MUSIQUE
Jean-Claude Eloy
La beauté d'une seule note

Disciple de Boulez, il a abandonné très vite les combinaisons sérielles. À l'addition brillante des notes de la musique occidentale, il préfère, comme en Orient, la puissance d'un seul son.

Il y a neuf ans (Télérama Nž910), nous présentions un jeune compositeur en colère qui, avec courage, disait tout haut, ce que beaucoup pensaient tout bas, et après s'être dressé publiquement contre tout ce qui étouffait la vie musicale française, partait aux Etats-Unis "y attendre des jours meilleurs". Jean-Claude Eloy avait alors 27 ans et il était déjà considéré comme l'un des musiciens les plus doués de la nouvelle Ecole Française.
Après avoir professé, deux ans, la composition et l'analyse à l'université de Berkeley en Californie, Eloy, une nouvelle fois, claque la porte et rompt avec les milieux musicaux et enseignants américains. On le voit alors se mêler aux groupes underground et hippies, puis vivre dans les déserts de l'Arizona, dans la "Vallée de la Mort". Rentré en France, en 1970, il reprend ses activités de compositeur et chacune des nouvelles œuvres de ce musicien peu prolixe ("Je n'écris, dit-il, que lorsque j'ai quelque chose à dire") sera salué comme un vérita-ble événement.
Nous entendrons aujourd'hui, ses deux dernières compositions.
Dès son retour en France, sans doute pour récompenser l'enfant prodigue, on offrit à Eloy un poste de professeur au Conservatoire. Son refus est net et sans ambages: "L'enseignement permanent conduit à la sclérose." Comment aurait-il pu oublier ses propres années de Conservatoire, mais, alors, comme élève ? Ce jeune Rouennais, venu très tôt à Paris, après y avoir raflé plusieurs premiers prix, et alors qu'une brillante carrière de pianiste virtuose s'offre à lui, quitte la rue de Madrid "en catastrophe".
"Après six ans d'harmonie, telle qu'on la concevait en 1890, dira-t-il, la fréquentation des partitions ré-centes, des premiers concerts du Domaine Musical, des cours d'été de Darmstadt, fut pour moi une bouffée d'air pur Dès que j'appris que Boulez venait d'ouvrir un cours à Bâle, je n'eus de cesse de m'y inscrire..."
Et, c'est grâce à Boulez que sa première œuvre importante, Etude III put être jouée au Domaine Musical en 1962. Un an après, ses Equivalences furent jouées à Darmstadt et à Donaueschingen avant de triompher au Domaine Musical.
Pour qui écoute, aujourd'hui, ces ouvrages et qui aime les classifications, disons qu'ils appartiennent au "post-sérialisme". En effet, Eloy qui se dit toujours "Disciple de Boulez, ni iconoclaste, ni idolâtre", tomba, jeune musicien qu'il était, au beau milieu des plus strictes combinaisons sérielles d'alors, qui, dit-il ne lui apportaient "aucune satisfaction quand il en entendait les manifestations au concert".
Ce système - qui en a desséché plus d'un - il l'assimilera, mais le dépassera rapidement en faisant éclater des structures rigoureuses et contraignantes, en y infusant un sang neuf et pourtant millénaire, celui venu d'Orient.
Dans Etude III, on note déjà "l'utilisation fréquente de très longues durées, liées à la fixité du registre des hauteurs, et qui contribue à dégager une prédominance du caractère statique qui rappelle certains aspects de la musique orientale: sonorité et emploi des Shô dans le gagaku japonais, augmentation lente et longuement étalée de la complexité dans le raga hindou".

Le triangle des énergies

Ce refus "des petites notes qui vont vite", de cette "musique qui bavarde, qui papote nerveusement" va pousser Eloy à faire craquer la "petite durée sonore occidentale". Ses Poly-Chronies de 1964 en sont un exemple.
"Le caractère le plus évident de Silence du lac des étoiles et de Vitres d'aurore, écrit-il, est la volonté de dégager un aspect spécifique du temps, ou plutôt une sensation, une façon de vivre et de percevoir le temps... Une certaine qualité de lenteur, un "étirement", des événements se rencontrent dans des disciplines, des époques et des civilisations très différentes. La comparaison pourra sembler arbitraire, mais je pense, précisément, sous l'angle de cette lenteur voulue, aux analo-gies qui apparaissent entre certaines musiques d'Orient (Japon, Inde) et, par exemple, des productions cinématographiques récentes comme celles d'Antonioni, tout particulièrement."
Constatant que la musique occidentale atteint "une limite au plan de la masse sonore", Eloy, plutôt que d'accumuler les sons, retrouve la beauté et la puissance d'un seul son qu'il retravaille à l'infini. Il retrouve ainsi cet "art du temps" qui doit conduire au mariage des musiques occidentales et orientales.
C'est la première fois que l'on présente au cours d'une même soirée Kâmakalâ et Shânti, "nées d'un même mouvement de l'esprit, dans leurs options esthétiques et théoriques comme dans leur signification profonde: ce que leurs titres, empruntés à la langue sanscrite, ne font que souligner davantage".
Kâmakalâ date de 1971. Elle est écrite pour trois groupes d'orchestres et de chœurs, situés en triangle autour du public, avec trois chefs d'orchestre. Nous entendrons les premières trente-cinq minutes de ce qui deviendra une sorte de "cérémonie".
Kâmakalâ, dans la philosophie tantrique désigne le "triangle des énergies" où "tous les phénomènes" prennent leur source. "C'est la première manifestation. de l'énergie créatrice des mondes, le déploiement très lent, très progressif, par paliers presque insensibles, d'une force qui part du plus simple, de l'unité indifférenciée, pour arriver au plus complexe, au multiple, à l'éclat de la diversité."
"Musique de méditation", Shânti est la première oeuvre électro-acoustique d'Eloy. Elle est dédiée à Stockhausen qui ouvrit les portes de son studio de la Radio de Cologne au musicien français. En un an et demi, à raison de dix ou douze séjours, Eloy travailla près de 1.500 heures avec les techniciens, disposant d'un matériel que même l'Amérique n'avait pu lui offrir. Venu pour réaliser une bande magnétique d'un quart d'heure, il en est reparti avec cet ouvrage de cent trente-cinq minutes qui fut le sommet du Festival de Royan 1974.
"Le titre, explique l'auteur, signifie "Paix". Mais il serait impropre d'imaginer une œuvre dans laquelle le seul pôle du calme et de la méditation tranquille serait proposé. Il m'est impossible d'imaginer la Paix (du monde comme de l'esprit, de la conscience, de l'univers) sans son contraire, à tous les niveaux. De là ces longs moments de violence parfois extrême, lentement abordés, qui sont englobés, absorbés dans une intense "méditation par les pouvoirs du son".
"Bien qu'avec des moyens acousti-ques différents, Shânti prolonge et continue Kâmakalâ auquel il s'enchaîne parfaitement. C'est alors la vie, la lutte et la diversité des mondes en mouvement, avant d'aboutir au "Pralâya", à l'immense dissolution finale qui mène Shânti à son propre départ, mais aussi au point où recommence un autre Kâmakalâ...".

Les yeux n'ont besoin de rien

Pour mieux se laisser imprégner, pénétrer par ce lent tissu d'éléments qui s'entrecroisent, s'opposent et se complètent, en évoluant du son le plus abstrait jusqu'au matériel brut réaliste (manifs de 68, poèmes de Mao, discours d'Eldridge Cleaver, voix d'enfants, mitraillades, etc.) Stockhausen conseille: "Il faut fermer les yeux et écouter. A mon avis, il n'est plus nécessaire de voir quelque chose... le mieux serait de fermer les yeux et de se mettre dans une position assise, complètement détendue. À mon avis, dans cette œuvre-là, les yeux n'ont besoin de rien...".

Mais, trêve de paroles, d'explications, d'analyses, de conseils: "Il faut faire l'amour avec les œuvres avant d'en parler, déclare Eloy; il sera toujours temps après de les détailler… Je suis certain du pouvoir que possèdent certaines musiques de pénétrer et d'agir sur l'Être, donc sur la conscience, donc sur le monde. Voilà pourquoi "Faire de la musique", pour moi, c'est de plus en plus participer et s'intégrer, en le célébrant, au grand mystère des hommes et du cosmos qui nous entoure à chaque seconde."
Accueillez Shânti; c'est une musique qui appartient au petit nombre de celles qui ne peuvent laisser indifférent, inentamé un homme de bonne volonté.

PAUL MEUNIER