ERKOS
Presse (Français)
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Vendredi 13 Novembre
1992
LE MONDE
CULTURE
La respiration de la Terre
À la croisée de plusieurs cultures, le cycle des "Libérations"
de Jean-Claude Eloy, au Festival d'Automne
Costin Cazaban
*
DISSONANZ DISSONANCE
die neue schweizerische musikzeitschrift
la nouvelle revue musicale suisse
n° 51, Février 1997
"La cosmogonie sonore de Jean-Claude Eloy"
par
Jean-Noël von der Weid
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ERKOS
Presse (Français)
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LE MONDE
Vendredi 13 Novembre 1992
CULTURE
La respiration de la Terre
À la croisée de plusieurs cultures, le cycle des "Libérations"
de Jean-Claude Eloy, au Festival d'Automne
À la fin de Gaia,
le son électronique, jusqu'alors plutôt discret, volontairement
anonyme, est comme traversé par une onde qui l'harmonise, qui l'accorde
à une vaste fréquence planétaire. Le souffle de l'Un
- le principe primor-dial - transforme le monde de la différence
en un cosmos de l'ordre et de la hiérarchie. Jean-Claude Eloy,
le plus oriental des composi-teurs français, suggère ainsi
une transcendance qui réduit la diver-sité à une
identité harmonieuse.
Toute la démarche du composi-teur semble motivée par la
volonté de trouver ce qui relie les appa-rences les plus contrastées,
les tra-ditions divergentes, les cultures éloignées les
unes des autres. Dans Erkos, une artiste japonaise prati-que le chant
shômyô (du nom de l'initiateur d'une école majeure
du bouddhisme zen) sur des vers des Upanishad en sanscrit, avec fond électronique.
Quel autre composi-teur français aurait tenté et réussi
de telles associations risquées ? Erkos est la deuxième
pièce de ce volet des Libérations qu'a pro-grammé
le Festival d'Automne (la première partie a été créée,
tou-jours dans le même cadre, en 1989, et un nouveau volet est en
chantier). La bande enregistrée y évoque la respiration
de la Terre (de cette Terre mère - Gaia - symbole de la femme devenue
déesse, récep-tacle et matrice de la vie, qui constitue
le thème du cycle), comme un bruit intégrateur, ventre du
commencement et refuge ultime.
Les deux musiques qui composent ce cycle de grandes dimensions ont une
forme presque iden-tique (trois larges sections assez différentes
suivies du retour de la deuxième, quelque peu modifiée,
et d'un crescendo électronique terrifiant).
La glorification
de l'esprit féminin
Leurs significations se
ressem-blent aussi. Elles ont surtout en commun la glorification de l'esprit
féminin, aussi bien, ici, dans la poésie américaine
contemporaine et dans certains mouvements d'inspiration féministe
que dans les textes sacrés de l'Inde immémoriale. À
cela correspond logiquement, dans le cycle, l'utilisation de la seule
voix féminine et de la bande magnétique, qui forment un
ensemble à la fois riche, poly-morphe et dépouillé.
Et si, dans Gaia, le compositeur emploie une récitante et une soprano,
qui inter-viennent à tour de rôle, c'est parce que la variété
des techniques exi-gées "rend très difficile l'exécution
par une seule soliste, compte tenu des fortes spécialisations des
techniques occidentales de chant", selon l'aveu du compositeur.
En revanche, dans Erkos, la même soliste chante et joue de la satsuma
biwa (instrument tradi-tionnel japonais, avec un timbre pauvre et saisissant
à la fois et des possibilités de contrastes remarquables).
Eloy a eu à sa disposition une artiste prodigieuse en la personne
de Junko Ueda, à qui l'uvre est destinée: voix chargée
de mystère, hiératique et pourtant sensuelle; jeu instrumental
d'une étonnante précision dans la diversité; sens
éminent du cérémonial scénique.
La forme de ces uvres est d'une géométrie labyrinthique,
structure que suggèrent les sauts stylistiques imprévisibles,
le sta-tisme mouvementé du déroulement (comme si un parcours
secret était imposé par quelque tradition mys-térieuse)
et les caprices du traite-ment vocal. Des techniques ornementales issues
du baroque colo-rent, par exemple, une monodie chromatique au dessin modal
figé (la voix de Anne-Lisa Nathan y a trouvée un emploi
valorisant pour sa couleur terrienne et sa consis-tance particulière).
Aucune juxta-position n'est nécessaire, sans être gratuite
non plus. On est loin, cependant, du surréalisme; l'intention du
compositeur est de ramasser la force développée par le choc
des contrastes pour la projeter dans le monde du symbole et de la transgression
métaphysique. Et les constantes d'ensemble, qui contrebalancent
la variété du détail, retrouvent l'image du souffle
créateur, de la pulsation cosmique périodique. Musique insaisissable.
Musique éloquente.
COSTIN CAZABAN
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DISSONANZ DISSONANCE
die neue schweizerische musikzeitschrift
la nouvelle revue musicale suisse
n° 51, Février 1997
"La cosmogonie sonore de Jean-Claude Eloy"
par JEAN-NOËL VON DER WEID
À l'affiche de la
huitième édition du Festival des 38e Rugissants de Grenoble
(1), le compositeur français Jean-Claude Eloy, créateur
de mondes sonores aussi subtils et insaisissables qu'empoignants et telluriques.
On le connaît mal - ou de façon lacunaire ou déformée;
comme si l'on avait organisé son isolement musical.
Évacuons d'abord l'idée la mieux reçue et la plus
fâcheuse; celle qui entretient les pires confusions, dépréciations
et a priori: Eloy abat les frontières Orient-Occident, c'est un
"Européen nipponisé, tatamisé", etc., etc.
Mais dès ses premières uvres, le compositeur exprime
ouvertement sa passion pour les musiques d'autres civilisations, "tout
en gardant intégralement (ses) racines occidentales acquises"
précise-t-il; pour ajouter: "Je n'ai jamais cherché
à "rejeter" l'Occident (...). Il s'agit bien, pour moi,
d'élargir mes racines culturelles, non de les atrophier (2)."
Né en 1938 à Rouen, Jean-Claude Eloy glane les premiers
prix au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris (1957-1960),
fréquente les Cours d'été de Darmstadt (1957-1961),
est l'un des rares élèves directs de Boulez à l'Académie
de musique de Bâle (1961-1963); surtout, il rencontre Stockhausen,
qui l'invitera au studio du WDR de Cologne. (Durant cette époque,
il compose une vingtaine de partitions et pièces diverses pour
voix, piano, groupes de chambre.)
Dès lors, il est totalement inadéquat ou abusif, s'agissant
de Jean-Claude Eloy, d'évoquer un parcours, une trajectoire, moins
encore des étapes compositionnelles; mais, bien plus, des circonvolutions
autour d'un noyau - le sien, lui-même -, des travaux d'approche,
avec déblaiements de strates successives, d'un point nodal, opaque
- son "infracassable noyau de nuit".
Bien avant qu'il ne professât à Berkeley (1966-1968), il
écoutait déjà, en effet, tout en brodant de savants
contrepoints estudiantins, acharné, des musiques extrême-orientales,
jusqu'à "usure de la cire"; avec une prédilection
pour un disque rapporté du Japon, qui lui dévoile l'étrange
beauté du Gagaku (orchestre traditionnel dont l'origine remonte
à la musique chinoise de cour de l'époque Tang - un modèle
aujourd'hui disparu) ; il découvre également le récitatif
chanté du théâtre Nô (plus intéressant
que les recherches, au demeurant passionnantes, de Schoenberg sur le Sprechgesang),
la musique Dhrupad de l'Inde, le chant diphonique des moines tibétains
ou le chant classique d'Iran: c'est la fascination pour l' "autre
versant des sons (3)", celui qui évoque les croisements interculturels.
Ce qui lui plaît, dans le Gagaku et son silence strié de
raffinements acoustiques, c'est sa lenteur, la nouvelle perception du
temps qu'il impose, un temps étiré, prolongé, las
qu'est Eloy de la vitesse occidentale; c'est aussi le contraste abrupt
entre ces musiques modales non modulantes et la modulation forcée,
l'athématisme, le délire bavardant du post-sérialisme,
les esthétiques éclatées, multidivergentes; c'est
encore la forme longuement directionnelle des Raga-s (depuis un point
minimal vers un apogée maximal final avec intensité, tempo,
complexité ornementale, etc.), "geste fondamental et caractéristique,
explique Eloy, bien à l'image de ces énergies cosmiques
dont l'Inde nous parle à travers ses philosophies, ses religions,
ses cosmogonies".
Dès ses premières uvres jouées en public, les
travaux de dégagement avaient été amorcés:
des espaces de réflexion et d'écoute (ils n'ont pas toujours
été bien compris) notamment de l'Inde du Nord et du Japon
Shinto - "recréés, transposés, transsubstantiés,
mais conscients", viennent aérer la complexité polyphonique,
les principes linguistiques et théoriques propres à l'esthétique
post-sérielle; occidentale, donc. Dans Etude III (1962) pour orchestre,
et dans Equivalences (1963) pour 18 instrumentistes, l'influence de l'Orient
ne se révèle point par des emprunts à des formules
mélodiques ou rythmiques, ou à des modes, voire à
quoi que ce soit découlant du seul langage musical et de ses techniques:
"elle se manifestait, précise Jean-Claude Eloy, par l'apparition
de mises en forme locales et caractéristiques que j'ai appelées
"gestes acoustiques". Ces gestes étaient des sortes d'archétypes,
qui relevaient de la dynamique, au sens général, de la construction
des éléments entre eux." Ainsi, dans la section finale
de Equivalences, les glissés en micro-tons de la partie du trombone
"représentaient [pour lui] une sorte de réminiscence
des musiques des trompes du Tibet".
Par la suite - dans Faisceaux-Diffractions (1970) pour 28 instrumentistes,
Kâmakalâ (1971) pour trois groupes d'orchestre, cinq groupes
de churs, avec trois chefs, Fluctuante-Immuable (1977) pour grand
orchestre -, le compositeur s'efforce de faire une synthèse du
fixe et du mobile, du renouvellement et du permanent, par l'utilisation
de "champs de fixations des hauteurs à l'intérieur
du chromatisme, fonctionnant alors comme des sortes de modes chromatiques
défectifs". S'affirme également le geste de la "logique
implacable" du "crescendo formel et directionnel", principalement
dans Kâmakalâ, dont le titre et l'idée s'inspirent
pour la première fois de façon " claire" de certains
concepts issus du Shivaïsme Tantrique.
La maîtrise des techniques électro-acoustiques ouvre à
Jean-Claude Eloy un champ d'investigation immense, "non seulement
pour l'exploration du matériau, du son, de l'activité acoustique,
mais également pour développer cette réflexion tendue
et dialectique entre l'Occident (...) et cet au-delà de l'Occident,
plus spécialement orienté vers l'Asie", ce qui va susciter
le déploiement de somptueuses architectures ne comportant aucun
élément des langages musicaux extra-européens, puisqu'elles
sont fondées sur la confrontation en studio de matériaux
concrets et électroniques. Ainsi Shânti ("Paix"),
"musique de méditation" pour sons électroniques
et concrets de une heure trois-quarts, réalisé au Studio
de Cologne en 1972-1973, attire l'attention par l'élargissement
donné à cette démarche, notamment dans les rapports
entre textures (timbre) et temps. Cette évolution vers de très
grandes formes se manifeste pleinement dans Gaku-no-Michi (prononcer Gakou-no-Mitchi
; "Les voies de la musique"), "film sans images pour sons
électroniques et concrets", réalisé en 1977-1978
au studio NHK de Tokyo (durée : 4 heures), ainsi que Yo-In ("Réverbérations"),
"musique pour un rituel imaginaire" en 4 actes, pour un personnage-percussionniste,
bandes magnétiques électroacoustiques 4-pistes et 2-pistes
et lumières, véritable "dramaturgie du son par lui-même,
à travers ses résonances répercutées",
comme le définit le compositeur, réalisé en 1980
au studio de phonologie d'Utrecht (durée: 3 h 40). Construite en
quatre grandes parties enchâssées entre un son d'introduction,
un son central et un son de prolongation, la première de ces uvres,
qui se réfère au milieu géographique où elle
fut créée, le Japon, fait appel à des catégories
très élargies de matériaux acoustiques: les sons
les plus abstraits (générés en studio) y sont dialectiquement
confrontés à toutes sortes de matériaux concrets
du Japon moderne (rues, sonnettes de métro, gares...), traditionnel
(cloches de temples...), métamorphosés par l'électronique
depuis le stade le plus " concret " (tel quel) jusqu'au plus
abstrait (ayant perdu toute trace de leurs origines). La seconde, Yo-in,
révèle l'intégration de matériaux entièrement
nouveaux, comme l'emploi direct (outre celui de l'électronique)
des très nombreuses et riches percussions réunies par le
soliste américain Michael Ranta, dont beaucoup, appartenant à
des traditions non européennes, proviennent de l'Asie, de l'Asie
du Sud-Est et de l'Inde; toutes délivrent des spectres complexes,
tous différents et très spécifiques (4).
En 1983, le Théâtre National du Japon, Tokyo, crée,
après qu'il l'eut commandée à Jean-Claude Eloy, A
l'Approche du feu méditant (5), qui consacre la première
collaboration du compositeur avec un ensemble de musiciens purement ethniques:
cinq groupes d'orchestres de Gagaku, quatre groupes de churs de
moines bouddhistes des sectes Shingon et Tendai, cinq danseurs de Bugaku
et six percussionnistes. Des problèmes se posaient, concernant
la composition, la notation et l'exécution de la part de ces churs
de moines. S'étant entretenu des diverses techniques du chant Shômyô
(la "voix claire" ; mot général définissant
un genre, celui du chant bouddhiste des temples) qu'il connaissait depuis
longtemps, Eloy traça rapidement sur une feuille de papier symbolisant
l'espace-temps une ligne brisée, évolutive - un graphique
censé représenter un contour mélodique. À
son grand étonnement, les moines chantèrent tout de suite
"quelque chose, dit-il, qui ressemblait assez correctement, en temps
et en espace, à cette ligne improvisée, graphiquement exprimée".
Aussi, grâce sans doute au respect, dans toutes les parties vocales
et instrumentales, des "identités acoustiques", avant
la structuration de la partition, il y eut une possibilité de se
comprendre.
Lors du concert, la surprise fut générale. Les rares Européens
qui se trouvaient dans la salle se demandaient comment tout cela avait
été possible, se disaient qu'Eloy avait sûrement dû
récupérer puis habilement triturer quelques bribes de musiques
traditionnelles. "Eh bien non ! Le compositeur c'est moi !";
déclara Eloy. On eut bien du mal à l'admettre, car auditivement
cette uvre sonne comme si elle datait de dix siècles, et
en même temps comme quelque chose qui lui est éminemment
personnel (un double canon par mouvement contraire, par exemple !). Takemitsu
aussi était présent, qui, ébahi, déclara à
Eloy que seul un Européen pouvait ainsi s'emparer des musiques
traditionnelles de son pays et lui demanda même, en plaisantant,
de lui donner des cours de musique japonaise !
Les meilleurs parmi ces musiciens, Eloy les choisit pour les conduire
vers ce qu'il voulait exactement, avec l'électronique. Cette synthèse
de matériaux techniques et humains verra le jour dans Anâhata
(mot de la langue sanscrite qui se réfère à la "vibration
d'origine", au "son d'origine de l'univers", non frappé,
non entendu), musique du contemplatif, invention d'une situation sonore
n'émanant d'aucun modèle, ni asiatique ni européen,
galaxie d'éléments comprenant des parties solistes (instrumentales
et vocales), des parties électroacoustiques (sur bandes magnétiques)
et des parties mixtes. Anâhata forme un cycle constitué de
trois uvres séparées et relativement indépendantes:
Anâhata I " Anâhata - Hata " (le son non frappé
- frappé); Anâhata II "Akshara - Kshara" (l'immuable
- le muable) ; Anâhata III "Nîmîlana - Unmîlana"
(ce qui s`éveille - ce qui se replie), cette dernière uvre
comprenant deux moments électroacoustiques qui peuvent se détacher,
seuls, et que nous entendîmes lors du Festival des 38e Rugissants:
Galaxie 1 est une transformation très lente de vingt minutes, qui
va des sons Bonshô-s (cloches de temples; sons frappés métalliques),
jusqu'aux sons continus et fixes issus des tubes du Shô (orgue à
bouche ; sons non frappés); Galaxie 2, où se massent des
nuages de sons, des impulsions très brèves, " accumulées,
rapides et violentes (véritables galaxies de points sonores, entièrement
réalisés au potentiomètre) ", tous provenant
des sons continus du Shô (6). Ces deux Galaxies sont reliées
entre elles par une période de mixages pentatoniques sur les sons
travaillés du shô; à Grenoble, le lien, qui modifie
complètement la perception que l'on a de ces deux Galaxies, consista
en un solo vocal spécialement composé (1996) pour et interprété
par Junko Ueda, une chanteuse d'exception, tout imprégnée
par des traditions des chants d'Asie : celle du Satsuma-Biwa (chant épique
où elle s'accompagne de cet instrument à cordes pincées
avec plectre) et celle du chant Shômyô. La seconde Galaxie
se termine par un son prolongé indéfiniment, lieu du contemplatif
qui suit les perturbations précédentes.
Elles n'étaient que "peu" de chose par rapport à
l'uvre qui pénétra nos chairs à vif, Erkos
(1990-1991), véritable cosmogonie sonore, donnée en première
partie du concert. (Le mot erkos, qui appartient à la langue indo-européenne,
signifie, selon les spécialistes, "chant", "louange".
Il serait proche du sanscrit arkas: "hymne", "chant",
"rayonnement"; du tokharien yarke: "vénération",
"hommage".) Les textes utilisés (quelques fragments de
la Devî-Upanishad et de la Devî-Mâhâtmya, en sanscrit)
rendent hommage à la Déesse, mère de toutes les Energies,
telle que la philosophie indienne les a conçues.
On ne peut que recourir aux métaphores et aux images pour tenter
de décrire l'effet proprement hallucinatoire que produit une telle
uvre sur le spectateur. Tous les repères s'évanouissent,
s'abîment les balises; le temps se fige (telle l'idée du
philosophe, qui bloque la pensée), il éclate en claquements
et craquements, épiphanies de sifflements et raclements, tandis
que, ébahi et abasourdi, on a le sentiment de vivre en des temps
géologiques, dans les tréfonds de nous-mêmes, une
dérive des continents, une dérive fixe, un mouvement immobile,
une tectonique de centaines de milliers de plaques de sons éclaboussés
de lumière. Cette impression, cette empreinte, provient sans doute
de la différence de perception entre micro et macro-événements;
Eloy remarque qu'on peut "accélérer au maximum le débit
général d'une masse de grains de matière, sans pour
autant modifier les frontières externes de ce champ d'activité,
dont l'évolution globale peut alors rester très lente";
mais aussi du principe des quatre DATs que Jean-Claude Eloy utilise comme
dispositif (et non de 8-pistes comme il pourrait le faire aisément
aujourd'hui), puisque les textures offrent entre elles des possibilités
de variation de leurs points d'ancrage dans les mixages; aussi, dans cette
pièce, toujours la même, les départs et superpositions
peuvent varier de 0" à 30", voire un peu plus, suivant
l' "interprétation" du compositeur, ce qui, à
chaque exécution, révèle un nouveau bruissement de
vies dans le détail des matériaux (7).
Actuellement, suite à un cycle de pièces pour voix de soprano
classique, voix de comédienne et électroacoustique (Gaia),
Jean-Claude Eloy revient vers l'Occident et son matériau, élabore
des projets dans ce sens (Sieben Frauen aus Berlin; Pianos-multiples;
Das Sinnende...).
Qu'attendent donc les firmes discographiques pour enregistrer les uvres
d'un compositeur aussi important ? À croire que les créateurs
originaux, indépendants, ne peuvent même plus, comme le disait
Varèse, refuser de mourir; mais qu'ils sont condamnés à
l'être.
JEAN-NOËL VON DER WEID (1996)
1. Du 22 novembre au 7
décembre 1996. Benoît Thiebergien, son directeur, avait choisi
pour thème "A l'affût des sons de la Terre" avec,
notamment, la création de Cantus Umbrarum, "symphonie chtonienne
pour roches, stalactites, fistulaires et instruments numériques",
par Lightware (Christophe Harbonnier et Charles Wittmann), de Compositions
ornithologiques, de Bernard Fort, et de Motion Control, Modell-5, par
Granula Synthesis (Kurt Hentschliger et Ulf Langheinrich), opéra
virtuel où quatre clones d'un soprano hypothétique se partageaient
la scène vidéo envahie par une transe de son-image-mouvement.
2. En 1994, il écrivait: "On sait quels sont les modèles
culturels qui dominent désormais le monde. Mais, pour moi, il existe
aujourd'hui une rencontre nécessaire entre toutes les minorités
musicales qui se différencient de ces modèles standardisés
de dominations culturelles: d'un côté, celles qui se différencient
par leurs traditions non occidentales de hauts-niveaux (...); d'un autre
côté, celles qui se différencient par leurs innovations
(...). Cette rencontre entre les musiques les plus anciennes de la terre
et les musiques les plus modernes est (...), aujourd'hui, une nécessité
vitale de survie de la diversité musicale de la planète."
3. Titre (dont le sous-titre est: "Vers de nouvelles frontières
des territoires de la musique?") de l'article du compositeur paru
dans La musique et le monde, Editions Babel "Internationale de l'imaginaire",
nouvelle série, n 4, Arles 1995.
4. Quelques exemples. Acte I: ching (Chine) ou keisu (Japon); tsching-ba
(Chine); kwong-wong-lek (Thaïlande)... Acte II: muban (Chine) ; ankelung
(Thaïlande) ; pak (Corée)... Acte III: dei ching et jung ching
(Corée); schellen-baum (Pakistan)... Acte IV: chau-low (tam-tam
chinois); hwa-gu (Chine); chi-jo-puk (Corée)...
5. Jean-Claude Eloy explique que ce titre provient en partie d'une conférence
que Heidegger consacra à quelques termes de la langue grecque ancienne,
dans laquelle il utilisait la formule poétique du "feu qui
médite". Eloy: "L'image à l'approche m'a été
pratiquement imposée par mon désir d'exprimer cette forme
de crescendo progressif étendu à la totalité de l'uvre
; d'évoquer un parcours presque initiatique ; de créer un
cérémonial totalement inventé et personnel, qui retrouve
ma prédilection pour les formes en devenir ayant une direction
évolutive ; symbole de l'idée d'un cheminement vers quelque
chose situé à l'horizon, mais que l'on ignore, qui n'est
pas encore entièrement révélé..."
6. "Le shô ne produisant que 15 sons pratiquement diatoniques-pentatoniques,
j'ai développé, pour les parties électroacoustiques,
des échelles chromatiques étendues sur plusieurs octaves
grâce aux techniques de transpositions et enregistrements multiples.
Le play-back de ces sons à travers une console munie de VCA (Voltage
Control Ampliflers) et l'usage de quelques puces informatiques spécialement
programmées, m'ont permis d'obtenir des configurations mélodico-harmoniques
totalement inhabituelles".
7. Le Studio du WDR où Erkos fut réalisé, commandé
qu'il fut par ce même WDR, à l'invitation de Stockhausen
et avec la collaboration de l'Institut français de Cologne, n'est
pas "utilisé ici comme générateur, explique
Jean-Claude Eloy, mais comme un puissant <transformateur-multiplicateur>
de la soliste, qui est la véritable origine de tous les sons; symboliquement,
la source, la Déesse-mère, comme le disent les textes sanscrits
ernployés".
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