ANÂHATA
Presse (Français)
________________
ALLEMAGNE
MIROIR DE LA MUSIQUE
NOUVELLE :
DONAUESCHINGEN
Josef Häusler
Chronique, Tendances, Critiques
doeuvres
Bärenreiter - Metzler
Asiatica
Jean-Claude Eloy : "Anâhata"
*
SUISSE
TRIBUNE DE GENEVE
Mercredi 26 Novembre 1986
MUSIQUE
A la salle Patino
La cosmogonie
selon Jean-Claude Eloy
Peter Schöpf
*
24HEURES
(Lausanne)
Mercredi 26 novembre 1986
Jean-Claude Eloy et la musique japonaise
à Genève
L'homme par qui
le Japon arrive
Myriam Tetraz
*
FRANCE
Festival d'Automne
à Paris :
LE MONDE DE LA MUSIQUE
N° 94, Novembre 1986
"Les spirales de la même galaxie"
Ivanka Stoianova
*
LIBÉRATION
Mercredi 19 Novembre 1986, n° 1711
MUSIQUE
"ANAHATA"
Eloy sort sa collection de timbres
Christian Leblé
*
Festival Sigma de Bordeaux
:
SUD OUEST
(Bordeaux)
5 Novembre 86
S.A.C.E.M./ SIGMA
100 000 francs pour Jean-Claude Eloy
Florence Mothe
*
QUAIS
MAGAZINE IMMEDIAT
Edition du 14 Novembre 1986
"L'AUTRE ALLIANCE"
SIGMA 22 / BORDEAUX 1986
Ce soir l'Evènement.
Avec Anâhata
de Jean-Claude Eloy,
coup de gong lointain
JEAN--CLAUDE ELOY, INTERVIEW.
Katia Feijoô
*
QUAIS
MAGAZINE IMMEDIAT
Edition du 15 Novembre 1986
"L'AUTRE ALLIANCE"
SIGMA 22 - BORDEAUX 1986
LE SON PRIMORDIAL
Katia Feijòo
*
SUD OUEST
(Bordeaux)
Samedi 15 Novembre 1986
Les cloches de saint Eloy
*
SUD OUEST
(Bordeaux)
Samedi 15 Novembre 1986
SIGMA / CREATION DE "ANHATA"
Le Japon
à portée de l'oreille
Florence Mothe
*
LE FIGARO
Lundi 17 Novembre 1986
MUSIQUE
"Anâhata" au Sigma de Bordeaux
Eloy en kimono
De notre envoyé spécial
Jacques Doucelin
*
LE MONDE
18 Novembre 1986
"Anâhata" d'EIoy
au SIGMA de Bordeaux
Le son originel de l'univers
Jacques Lonchampt
*
LE MONDE DE LA MUSIQUE
N° 94, Novembre 1986
"Les spirales de la même galaxie"
Ivanka Stoianova
*
LIBÉRATION
Mercredi 19 Novembre 1986, n° 1711
MUSIQUE
"ANAHATA"
Eloy sort sa collection de timbres
Christian Leblé
*
DIAPASON
Janvier 1987
ORIENT-OCCIDENT
À BORDEAUX
Martine Cadieu
*
Revue
EUROPE
Janvier 1987
LA MUSIQUE
Par Martine Cadieu
ANAHATA
DE JEAN-CLAUDE ELOY
Création mondiale à Bordeaux
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ANÂHATA
Presse (Français)
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ALLEMAGNE
MIROIR DE LA MUSIQUE NOUVELLE :
DONAUESCHINGEN
Josef Häusler
Chronique, Tendances, Critiques
doeuvres
Bärenreiter - Metzler
Asiatica
Jean-Claude Eloy : "Anâhata"
Depuis quHeinrich Strobel a commandé
en 1959 sa Tanzsuite au compositeur japonais Yoritsuné Matsudaira,
les rencontres musicales entre Orient et Occident nont eu de cesse
de se répéter à Donaueschingen. Les moments forts
en seraient des événements aussi variés que Réak
dIsang Yun (1966), Dharana de Peter Michael Hamel (1973),
le Muji No Kyo inspiré du Japon de Hans Zender, la pièce
pour orchestre peu profilée NpHanh II du Vietnamien Tiêt
Ton-That (tous deux de 1975) et deux oeuvres de la Coréenne Younghi
Pagh-Paan (Sori en 1980 et Nim en 1987).
Jean-Claude Eloy : "Anâhata"
Anâhata pour chanteurs, instrumentistes
et bandes magnétiques (1984-86, première représentation
en Allemagne en 1990) de Jean-Claude Eloy trouve aussi sa place dans ce
paysage. Avec plus de trois heures et demies de temps de représentation
pur, cest le "grand projet" de Donaueschingen le plus
volumineux en date. La singularité de la représentation
tient à lassociation dun compositeur européen
et dune majorité dinterprètes japonais, au chant
des moines de deux sectes et à lutilisation dinstruments
extrêmes orientaux : la flûte Ryûteki, le hautbois Hichiriki,
les orgues à bouche Shô et Sheng ainsi quun grand nombre
de percussions, pour la plupart métalliques, parmi lesquelles la
cloche de temple Bonshô, extrêmement haute en couleur et riche
en sonorités, se démarque particulièrement. LOccident
apporte sa contribution sur le plan électroacoustique avec sa transmutation
sur bande magnétique de matériaux électroniques et
concrets (sons de cloches et dinstruments divers, bruits de la nature).
Une étude en profondeur du fondement créateur est nécessaire
pour le saisir. Contrairement à Matsudaira, Yun et Pagh-Paan, le
chemin de la rencontre ne sest pas fait ici dEst en Ouest
mais en sens inverse. Aucune comparaison ne peut toutefois être
établie avec la position de Peter Michael Hamel et dautres
musiciens de sa génération pour lesquels la synthèse
Orient Occident à laquelle ils aspiraient se limite à
reprendre des sonorités, des modèles et des attitudes extrêmes
orientales sans pénétrer plus avant, au-delà des
apparences, dans les régions plus profondes dune étude
et dune conversion intellectuelle. Une telle étude, menée
dans le but dune rencontre réellement fructueuse, est à
la base de Yun, de Pagh-Paan et de Zender. De Jean-Claude Eloy aussi.
Il évolue toutefois dans des latitudes différentes, jetant
des ponts dune façon singulière. Appui 1: Eloy vient
de lécole de Darius Milhaud, dOlivier Messiaen, de
Karlheinz Stockhausen, de Pierre Boulez; il est donc naturellement familiarisé
avec le mode de pensée et le langage musical de lAvant-garde
occidentale. Appui 2: en raison de sa passion pour les témoignages
des cultures musicales extra-européennes, Eloy est intimement convaincu
de léquivalence fondamentale de toutes les manifestations
musicales "classiques", et pas seulement dans un sentiment de
respect général mais en tant quimpulsion créatrice.
Le pont de sa créativité nouvelle se tend entre ces appuis,
pont qui cherche à enrichir le terreau occidental de ses origines
avec les entrelacs de racines des références extra-européennes
et il crée ainsi sa propre symbiose dans laquelle l"Occident"
nest plus quune composante parmi dautres, plus puissantes.
L"intemporalité" empruntée à la pensée
dAsie orientale, lattitude a-rhétorique dans Anâhata,
le jeu entre statique et flux, les longues osmoses de couleurs existant
au niveau des bandes magnétiques, les couches sonores et les surfaces
tissées ainsi que la "spectralité" du phénomène
acoustique peuvent appeler la comparaison avec György Ligeti et dautres
Français plus jeunes, même si ces concepts sont élevés,
dans une bien plus grande mesure, en principe absolu dans Anâhata,
véritablement élargis aux dimensions cosmiques. Il existe
ici une zone de contact entre la culture musicale avancée de lOccident
et la culture musicale séculaire de lOrient.
Il semblerait à première vue quil sagisse, chez
Jean-Claude Eloy, dune forme ambitionnée dexotisme.
Son attitude va toutefois bien au-delà d'une approche aimante et
fascinée. Il a parfaitement assimilé un langage et le réinvente
adéquatement en en respectant lesprit. Il est certes facile
dimaginer que lon est en présence dun répertoire
de " pièces trouvées " originales ingénieusement
adaptées, pourtant ce que lon entend est bien la propriété
compositionnelle exclusive dEloy et confirme lintensité
de son identification. Elle se manifeste on ne peut plus clairement dans
la gestion des mélodies vocales et instrumentales, avec leurs mouvements
propres dans le son, leurs variations micro-intervalliques, leurs fléchissements
et leurs ruptures, leurs colorations sonores. Il faut pourtant dire que
ces points de loeuvre ainsi que de nombreux autres ont été
très mal compris à Donaueschingen. On pensait devoir parler
d "ethnocolonialisme", de "nipponerie exotico-exhibitionniste",
de "salade transculturelle" ainsi que de "parc expérimental
de la méditation" et de "spectacle de contemplation"
du fait de laspect extérieur de la représentation
(habits de cérémonie, disques mandala, régie lumières).
Il est impossible daborder Anâhata à coups de concepts
journalistiques prononcés à la hâte. Loeuvre
repousse les attentes préconçues de lauditeur occidental,
avec sa conception du temps mesuré, de lémotion psychique,
de laction dramatique. Anâhata le mot vient du sanskrit
et peut être traduit par " vibration originelle " - exige
que notre respiration intérieure soit profonde, libre, que nous
soyons disposés à la contemplation silencieuse, ouverts
aux vibrations et tremblements dici et dailleurs. Lallongement
du temps, presque jusquà son interruption, délie des
arcs de temps fortement vibratoires qui se détachent les uns des
autres au cours dune transition imperceptible et recèlent
en eux l"événement", que lon pourrait
même caractériser de profusion dévénements,
si ce nest que cet événement saccomplit dans
un plan microcosmique: dans la modification et dans la modulation des
sons eux-mêmes, dans les couleurs changeantes des étendues
de timbres. Malgré lattitude méditative et contemplative
générale, la première partie comporte des éclats
émotionnels courts qui ne sont nullement à interpréter
comme des gestes psychologisants mais qui sont le fruit organique de lancestral
caractère rituel, caractère rituel qui engendre irréfutablement
le chant des deux moines entrecoupé sporadiquement par les sons
solitaires des cloches et du gong.
La seconde partie, une pièce pour hautbois et pour flûte
avec un arrière plan, sur bande magnétique, d'une configuration
morphologique différente, utilise les quarts de ton ornementaux,
les possibilités quont les instruments japonais de nuancer
les timbres des mélodies, dans une attitude rituelle et une conduite
souvent quasi-improvisatrice ; et elle culmine dans un duo de figures
ascendantes en glissando.
Cest surtout dans la troisième partie qui dure, comme la
première, une bonne heure et demie que lauditeur est entraîné
dans un cosmos qui respire. Sur la bande magnétique, une "
galaxie " retentissante, chuchotante, résonnante sillonnée
de cloches se meut en ondes soutenues affluant tantôt ou glissant
parfois au loin. Lapparition du son du Shô, cet instrument
au bourdonnement soyeux qui introduit ensuite un moment virtuose, individualisant,
passe presque inaperçue. Une tension bipolaire émerge alors
entre deux mondes du fait de la bande magnétique qui continue de
sécouler de manière objective, égale, et elle
compte parmi les quarts dheure les plus captivant de toute luvre.
Le mouvement sachève dans une longue cantilène de
Shô et dans un sentiment calme et pur toujours plus renforcé.
Il y a toutefois des moments assez hasardeux. Surtout dans la première
partie, du fait de certains crescendos proches du pathétique, de
sons mélodieux par trop harmonieux et du cling clang atmosphérique;
tout cela est toutefois vite neutralisé par la sonorité
micro-ornementale des voix et des instruments à vent, animée
par un vibrato et rendue rugueuse par micro-intervalles. Anâhata
est, sur le chemin de la rencontre entre lOrient et lOccident,
une étape profilée pour durer.
Sources de la contemplation : Toshio
Hosokawa
On a entendu pour la seconde fois en 1995
le chant bouddhiste Shômyô, la flûte Ryuteki, le hautbois
Hichiriki et lorgue à bouche Shô auxquels sont venus
sajouter la harpe angulaire Kugo, la cithare à table dharmonie
arrondie Sô-no-Koto et les instruments à vent aux sonorités
similaires à celles du cor, à loccasion de la (nouvelle)
rencontre: la composition New Seeds of Contemplation Mandala
pour quatre chanteurs monacaux et cinq joueurs de Gagaku de Toshio
Hosokawa (*1995) qui a reçu sa formation de Isang Yun et de Klaus
Huber. [
]
Les comparaisons avec Anâhata dEloy sont aisées
et laissent paraître des différences et des similitudes.
Anâhata est avant tout une uvre temporelle qui sappuie
malgré tout fortement, dans son fondement spirituel, sur les traditions
religieuses et mythologiques de lExtrême-Orient, surtout dans
la première partie qui place en son centre le chant religieux Shômyô.
Il existe ici aussi des similitudes claires avec Hosokawa, notamment dans
lattitude rituelle ainsi que dans la facture musicale. Deux éléments
soulignent les différences: dune part lapparition de
lélectroacoustique "moderno-occidentale" chez Eloy
alors quHosokawa se concentre exclusivement sur le monde du Gagaku
japonais, dautre part le rôle antagoniste joué par
lorgue à bouche Shô dans les deux uvres: "instrument
de concert" haut en couleurs dans Anâhata, couche délicatement
figée, comparable au fond doré des peintres du début
du Moyen Age chez Hosokawa. [
]
Sil y avait eu des protestations
du public pour Anâhata ("Ils devraient aller chanter
ça au Japon"), cest une fascination vaine qui prédominait
en 1995. Musique nouvelle ? Dans le sens moderne occidental, sûrement
pas. On a apparemment à faire chez Hosokawa à une conception
de la tradition orientée vers une transmission inaltérable,
diamétralement opposée à nos efforts de transmutation
et de diversité des perspectives. On se représentait un
compositeur européen transmettant sans rupture et sans heurts la
tradition de la grégorianique. [
]
JOSEF HÄUSLER
Copyrights © Bärenreiter-Verlag
1996
Texte publié dans :
MIROIR DE LA MUSIQUE NOUVELLE : DONAUESCHINGEN
Chronique, Tendances, Critiques doeuvres
Bärenreiter - Metzler
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SUISSE
TRIBUNE DE GENEVE
Mercredi 26 Novembre 1986
MUSIQUE
A la salle Patino
La cosmogonie selon Jean-Claude Eloy
Le projet est d'envergure
Sa vocation? Établir une cosmogonie. Les références?
Elles fusent. De toutes parts.
"Anâhata" de Jean-Claude Eloy, c'est la mise en relation
de l'écriture sur partition (destinée aux parties solistes,
qu'elles soient vocales ou instrumentales) et de la réalisation
électro-acoustique.
D'un côté, les possibilités musicales de cultures
extrême-orientales - chant bouddhique, pratiques percussives, utilisation
d'orgues à bouche, de hautbois et de flûtes traversières
de bambou - de l'autre, des sons de synthèse mis au point à
la faveur des technologies les plus avancées.Rituel, continence
et dignité.
Alors? Transcendance ou syncrétisme?
Tout, dès l'abord, est de nature à fasciner. La vision même,
la disposition d'un matériel sonore différent. Les tenues
et les poses des exécutants (cinq Japonais et un Américain).
Les vastes espaces, les éclosions acoustiques nouvelles créés
par ces plaques de métal que l'on heurte, ces cloches retournées
qui s'entrechoquent librement.
L'intemporalité des chants qui, de la voix humaine, font le plus
émouvant, le plus parfait des instruments. Les interférences
délibérées des pulsations, tributaires, elles-mêmes,
du temps solaire...
Partout, une dimension de rituel, le sens de l'économie, de la
continence et de la dignité.
On frise l'émotion esthétique.
Escapade dans le grand
tout.
On l'aura perçu:
pas d'extase spirituelle. La démarche, on l'a sous-entendue: intégrer,
oublier, dépasser. Intégrer - peut-être est-ce effectivement
le point de départ d'une escapade dans le grand tout.
Oublier - mais comment l'oubli est-il possible, dès lors que l'il
s'attache au signe - l'acte musical extrême-oriental - et que la
mémoire-bande suscite l'éternel retour au signifié?
Reste donc à vivre l'expérience, unique il est vrai, longue
(quelque quatre heures) il est vrai aussi: l'image s'écoute, la
musique se regarde.
PETER SCHÖPF
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24HEURES (Lausanne)
Mercredi 26 novembre 1986
Jean-Claude Eloy et la musique japonaise à Genève
L'homme par qui le Japon arrive
Genève affiche
une semaine de musique japonaise, salle Patino, sous l'égide de
Contrechamps et des Ateliers d'ethno-musicologie. Traditions, mutations,
rencontres entrecroisées de l'Asie et de l'Occident composent quatre
soirées: dimanche, c'était des uvres du Japonais Takemitsu
par l'ensemble Contrechamps de Genève; mardi, J.-CI. Eloy présentait
"Anâhata", interprété avec des musiciens
japonais; jeudi et vendredi, l'ensemble Nisui Kai de Tokyo donnera de
la musique traditionnelle ancienne (avec danse) et contemporaine.
La musique japonaise s'est
développée à l'abri des influences européennes
pendant des siècles; elle a évolué tout en gardant
ses traits caractéristiques, ses accords, ses gammes, ses types
mélodiques. La restauration de Meiji, au XIXe siè-cle, marque
le début des temps modernes: l'Occident devient alors un modèle
à imiter, assimilé avec ardeur; la musique traditionnelle
est reléguée dans le passé. Du reste, certaines musiques
restaient ignorées du peuple. Jusqu'en 1925, le "gagaku"
était interdit hors de la cour et aujourd'hui encore, bien des
Japonais n'en ont jamais entendu alors qu'ils connaissent Yves Montand
et la "9e" de Beethoven.
"Anâhata",
point de jonction
Le compositeur français
Jean-Claude Eloy, Normand d'origine, a été fasciné
par les musiques extra-européennes, en particulier par celles d'Asie;
il est certainement le connaisseur le plus passionnant de cet art parce
qu'il le saisit de l'intérieur, non à partir d'une recherche
académique, mais par une approche vivante, en collaborant avec
des musiciens japonais. Sont présents, entre autres, deux moines
bouddhistes, pour jouer et chanter "Anâhata" (un mot sanskrit
qui signifie "vibration primordiale"), une composition pour
instruments du gagaku, c'est-à-dire orgue à bouche, flûte,
hautbois, pour voix, percussions et bande électro-acoustique: "J'ai
inventé une situation sonore sans précédent",
explique Eloy.
Paradoxalement, les premières uvres de Takemitsu données
dimanche ont des connotations nettement occidentales, alors que celle
d'Eloy s'appuie sur un substrat stylistique et esthétique japonais,
mais retravaillé, recréé par un Occidental qui ne
renie pas son passé culturel ni son tempérament: "Anâhata",
par exemple, va de spirale en spirale vers quelque chose, même si
on ne l'atteint jamais; c'est une musique directionnelle, ce que n'est
pas la musique d'Asie. Ces échanges passionnants entre cultures
sont, aux yeux d'Eloy, l'avenir de la musique, la seule voie pour l'an
2000. "Sans arrière-plan idéologique: pour moi,
c'est l'intérêt musical qui prime. Peut-être, inconsciemment,
y a-t-il aussi envie de rassembler? Mais je compose pour moi, pour me
satisfaire, égoïstement... avec quand même l'espoir
d'intéresser les autres", avoue-t-il en riant.
Le miroir de l'Occident
Ce qui est, pour EIoy, écoute d'un
autre monde devient pour Takemitsu retour aux origines. La démar-che
du compositeur japonais va d'une musique fortement influencée par
Debussy, Schönberg et Messiaen - dont il fut l'élève
- vers une appropriation de son identité. Ses uvres récentes
révèlent une authenticité retrouvée, beaucoup
plus expressive et émouvante à mesure que sa musique revient
à ses racines. Elle reflète cette multiplicité et
cette finesse de timbres (en particulier dans les percussions), cette
richesse dans le détail, ce rapport particulier au temps et au
silence qui ont fasciné EIoy. "L'Occident a longtemps été
un grand miroir dont la réflexion m'empêchait de percevoir
la lumière des autres cultures. Il nous faut aujourd'hui bâtir
des formes neuves en combinant les reflets du grand miroir brisé
de l'Occident moderne avec ceux d'autres miroirs", déclare
Takemitsu.
C'est cette même synthèse, expri-mée autrement, que
recherche Eloy, afin d'enrichir notre musique; une sorte de greffe qui
donne de nouvelles branches.
"La musique occidentale, qui s'appuie sur la note et la relation
d'intervalle, a tendu vers une homogénéité esthétique
épurée. Le son est un signe écrit sur la page que
l'on veut entendre aussi pur que possible. En Asie, et dans le Moyen-Orient,
l'activité du son lui-même et de tous ses détails
acoustiques internes et annexes est aussi importante que la note. La musique
concrète et électro-acoustique nous ont fait découvrir
cette richesse, ces infinies variations."
MYRIAM TETRAZ
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FRANCE
Festival d'Automne à
Paris :
LE MONDE DE LA MUSIQUE
N° 94, Novembre 1986
De la fascination de
l'Orient, des vastes espaces électro-acoustiques chers à
ses contemporains, Jean-Claude Eloy a fait sa galaxie. Avec "Anâhata",
"vibration primordiale", créé les 19, 20 et 21
novembre au Festival d'automne, il gagne ses galons de samouraï.
"Les spirales de la même galaxie"
Parmi les compositeurs contemporains, Jean-Claude
Eloy est sans aucun doute le compositeur nomade, le multiculturel typique.
Tout à fait Français (il est Normand) et tout à fait
intercontinental dans la mesure où ses activités de compositeur
ignorent systématiquement les frontières géographiques;
tout à fait moderne, agissant avec une virtuosité fort attrayante
dans l'interface technologie-musiques actuelles, et parfaitement "ancien",
car fortement attiré par de très vieilles traditions extra-européennes:
les musiques de l'Inde, du Tibet, du Japon...
Les uvres de Jean-Claude Eloy cherchent à effacer - avec
tous les moyens acoustiques et électroniques mis à la disposition
du compositeur d'aujourd'hui - les distances dans l'espace et dans le
temps; elles suppriment les frontières entre la tradition occidentale
et les musiques eurasiennes. Pour inventer, peut-être, la musique
de l'an 2000: la musique de "l'homme planétaire" qui
serait, probablement, la prolongation de différentes civilisations
musicales entremêlées, superposées, métissées
à de nombreux degrés.
Kâmakalâ - Le Triangle des énergies (1971),
pour trois ensembles d'orchestres et de churs;
Shânti - Paix (1972-1973), musique de méditation
pour sons électroniques et concrets;
Gaku-no-michi - Les Voies de la musique (1977-1978) pour
sons électroniques et concrets;
Yo-in - Réverbérations (1980), musique pour
un rituel imaginaire;
À l'approche du feu méditant - Kansô no-
Honô no kata-é (1983), pour Orchestre de Gagaku et voix
(moines bouddhistes) ;
enfin Anâhata - Vibration primordiale (1986), pour
sons électroniques, shô's, percussions, voix (moines bouddhistes):
les titres des uvres récentes de Jean-Claude Eloy révèlent
un même désir intense, une même attirance pour l'Asie:
"un désir psychique très fort depuis l'adolescence",
disait le compositeur lors d'une interview en 1981, "un désir
de soleil, un besoin d'évasion de la grisaille...Il y avait au
départ quelque chose de solaire, une image, une couleur dans la
tête, chaude, rouge, orange, bleue... des couleurs chatoyantes,
miroitantes, rappelant un peu les tableaux de Klee... Ces couleurs me
faisaient toujours tourner immédiatement vers l'Asie. Et au-delà:
dans mon imagination d'adolescent, peut-être..."
La découverte de la musique du Gagaku japonais - la musique instrumentale
de cour - suscite chez Eloy une extrême fascination. Dans la tension
du son, dans la splendeur des timbres, il trouve la richesse de cette
couleur imaginée à l'origine des sons: "un doux
rouge et or". "J'ai su plus tard que les costumes des
musiciens de Gagaku sont en tons rouges, très ornementés
d'or..."
Vingt ans plus tard, Jean-Claude Eloy est le compositeur contemporain
qui a réussi le mieux - c'est-à-dire en restant fidèle
à son individualité de compositeur - l'intégration
de l'univers timbraI du Gagaku dans une uvre parfaitement personnelle.
Les compositeurs japonais ayant assisté au succès de A
l'approche du feu méditant au Théâtre national
du Japon à Tokyo, le 30 septembre 1983 (Toshi Ichiyanagi, Maki
Ishii et Toru Takemitsu) sont unanimes: "Nous avons reçu
de vous une bonne leçon. C'est un geste radical avec de la musique
japonaise."
Effectivement, Eloy est le seul à avoir réussi la transmutation
des particularités timbrales du Gagaku et du Shômyô
(musique vocale à l'usage du Temple): sans respecter "trop",
c'est-à-dire inutilement pour le compositeur, la musique du passé
et la tradition occidentale (le Japonais Maki Ishii utilise dans sa composition
l'orchestre Gagaku à l'occidentale et la tradition vocale japonaise
- sous forme de citation intégrale d'une pièce du répertoire
Shômyô); sans chercher non plus à rendre facilement
commercialisable dans la tradition du Japon (l'Allemand Karlheinz Stockhausen
réalise deux versions de son uvre Der Jahreslauf -
La Course du temps (1977) pour orchestre Gagaku et danseurs: une
pour les instruments japonais et une pour leurs équivalents européens).
Pour Eloy, il n'y a pas d'équivalence entre traditions sonores,
il n'y a pas de "traduction" mutuelle possible entre les univers
des timbres. L'homme ne dispose pas de plusieurs mondes sonores pour le
même rapport entre procédés techniques et expression.
Seuls les instruments de l'orchestre Gagaku, seules les voix des moines
bouddhistes sont aptes à répondre à la nécessité
d'extériorisation en sons d'un projet compositionnel unique.
Le fait qu'Eloy utilise aujourd'hui des musiciens de Gagaku et de Shômyô
est parfaitement "enraciné" dans sa propre histoire de
compositeur: même ses uvres des années 1960, écrites
dans le contexte des recherches de l'avant-garde post-sérielle,
comportent des particularités de la matière sonore qui font
penser à des musiques extra-européennes, connues superficiellement
ou ignorées complètement par le jeune compositeur à
l'époque. La réaction de Darius Milhaud, le professeur de
composition d'Eloy, devant la partition d'Etude III (1962) (pour orchestre
classique double - comme en principe chez Beethoven, mais avec cinq percussionnistes)
est en quelque sorte "prophétique": "Vous faites
des shô's !", s'exclame Milhaud, à qui la pièce
est dédiée, en faisant allusion aux textures continues complexes
à ornementation interne très fine, brusquement coupées
par les interventions des vents: leurs grandes tenues harmoniques en crescendo
se modifient harmoniquement tout an formant une sorte de continuo timbral
multicolore.
C'est le désir intense d'éprouver le son dans toute sa profondeur,
dans toute sa richesse spectrale, et non pas réduit aux combinatoires
des points et des lignes, qui définit avant tout le nomadisme illimité
dans l'exploration des univers sonores extra-européens chez Eloy.
L'observation des ornementations internes infimes dans la contemplation
du son et le mouvement lent et multidirectionnel dans la transmutation
des couleurs timbrales sont à considérer en tant qu'anamorphoses
de "gestes acoustiques" (selon le terme du compositeur) non
européens. Ainsi: Equivalences (1963) pour 18 instruments
intègre (vers son deuxième tiers) le geste acoustique des
shô's (orgues à bouche) de la musique Gagaku: des blocs ou
des champs harmoniques de six sons se modifient continuellement selon
des échelles de potentialité établies en fonction
du nombre des sons communs dans l'enchaînement des accords: inconsciemment,
Eloy reprend à l'époque un des principes structurels fondamentaux
de la musique Gagaku. Dans Macles (1967) pour ensemble d'instruments
à vent, cymbalum et percussion, uvre que le compositeur retirera
de son catalogue par la suite, on observe la même allusion directe
aux longues tenues à transformation interne des shô's du
Gagaku: la fixation sur la répétitivité de champs
harmoniques stables et fluctuants à la fois transcrit le principe
de structuration. sans utiliser les timbres fortement connotés
des instruments japonais. Faisceaux-Diffractions (1970), où
les vingt-huit instrumentistes sont subdivisés en trois orchestres
fortement isomorphes autorisant le traitement dans l'espace d'une même
substance musicale, développe le même principe de répétitivité
lente où les champs harmoniques se renouvellent continuellement.
Le traitement du son - orchestral, vocal, électronique - repose
souvent chez Eloy sur un geste formel parfaitement directionnel, inspiré
lui aussi par des musiques extra-européennes: -par les principes
des ragas indiens avec leurs alap's suivis d'improvisations virtuoses
vertigineuses; ou, de façon plus nette encore, par le geste de
la musique Gagaku partant d'un minimum d'événements sonores,
d'une nappe de silence parsemée par les interventions scintillantes
des percussions et allant progressivement en crescendo immense de toute
la texture timbrale vers une masse de son complexe en transmutation perpétuelle.
Kâmakalâ (1971) est en réalité un seul
et long crescendo de texture sur trente-cinq minutes, un crescendo qui
contamine toutes les dimensions de l'organisation sonore pour mettre en
évidence le processus absolument continuel de l'énergie
acoustique. Ce cheminement continu dans l'exploration timbrale de la masse
complexe du son aboutit à la pseudo-citation: à une référence
très médiatisée à une pièce précise
du répertoire du Gagaku - la pièce Etenraku - devenue méconnaissable
car chromatisée, brisée, amalgamée dans la texture
des trois groupes d'orchestres.
L'utilisation des voix chez Eloy - des voix très graves au début
de Kâmakalâ rappelant la musique des moines tibétains
ou des voix de moines bouddhistes, Shômyô, dans À
l'approche du feu méditant et Anâhata - répond
aussi à une nécessité d'ouverture "planétaire"
des techniques vocales et n'a strictement rien à voir avec les
procédés de citation ou de collage. C'est un fait, les voix
de moines tibétains ou japonais en elles-mêmes, tout comme
les timbres spécifiques de shô, de hichiriki (sorte de hautbois),
de gongs, etc., sont parfaitement connotées par leur propre tradition
de cérémonies religieuses ou de musique de cour. Extraits
de leur contexte culturel et social habituel, les sons de Shômyô
ou de Gagaku deviennent chez EIoy composantes de "rituels imaginaires",
parties intégrales de "réverbérations"
psychiques à la recherche compositionnelle - toujours renouvelée
- du "feu méditant".
Anâhata. Le titre de la nouvelle uvre d'Eloy est un
concept philosophique indien se référant à "la
vibration primordiale", au "non entendu", celui de "l'origine
de l'univers", "non frappé", "non entendu".
Le matériau vocal et instrumental utilisé dans Anâhata
se réfère à deux traditions japonaises: une tradition
instrumentale, celle du Gagaku, et une tradition vocale. La composante
électroacoustique est élaborée - avec les moyens
technologiques de plusieurs studios très différents (Conservatoire
Sweelinck / Amsterdam, Technische Universität / Berlln, INA-GRM /
Paris, ART / Genève) à partir d'un matériau acoustique
concret: des sons de shô, de voix (moines bouddhistes), des sons
de percussions métalliques, des orgues de rue d'Amsterdam, de paysages
sonores urbains ou des bruits-sons de la nature. Anâhata
met donc "en réverbération" - en interaction et
prolongements mutuels - des univers différents de timbres et des
systèmes différents d'organisation de la matière
du son: chromatisme occidental et micro-chromatisme électronique,
diatonisme/pentatonique japonais, bruit-sons et paysages sonores concrets.
Fidèle à sa propre nature, Eloy bannit toute citation univoque
au profit du geste acoustique et formel particulier: ce geste allusif
et créateur qui assure la transmutation des timbres en "l'or
unique" - "solaire", "rouge-orange" - dans le
produit final de son alchimie sonore nomade; un geste compositonnel parfaitement
"caméléon" dans la mesure où il transfère
des modèles acoustiques et des techniques extra-européens
sur le corps instrumental-vocal-électro-acoustique de l'uvre,
définie dans tous ses détails par le compositeur.
Anâhata continue directement le travail du compositeur dans
A l'approche du feu méditant, comme Shânti
continue Kâmakalâ. Kâmakalâ était
pensé comme déploiement progressif de la force vitale primordiale,
comme la naissance des mondes; Shânti, comme la manifestation
de cette énergie contradictoire. Conçue comme uvre
du type "éternel retour", Shânti peut recommencer
sur lui-même, mais aussi s'arrêter au point où peut
commencer un nouveau Kâmakalâ.
Dans les spirales lentes du "temps des étoiles", les
uvres d'Eloy ignorent les petites limites des pièces musicales
destinées aux concerts habituels et s'étalent sur deux,
trois, quatre heures. À l'approche du feu méditant
et Anâhata se succèdent selon la logique du mouvement
à l'intérieur d'une même galaxie. La structure formelle
mobile d'Anâhata en est le miroir: de nombreuses combinaisons
des parties constitutives permettent une multitude de constellations d'univers.
Anâhata est une nouvelle version de ce même mouvement,
nécessaire dans la recherche compositionnelle chez Eloy; de ce
même cheminement irrésistible, impétueux et fascinant
vers quelque chose d'indicible, vers cette vérité profonde
de l'individu qui fait "rhizome" avec de multiples civilisations,
en nous donnant à nous, auditeurs, l'impression d'assister à
la célébration d'un rite sacré où le temps
s'arrête.La véritable grandeur de cette musique n'est ni
dans son élan nomade traversant le monde entier, ni dans la multiplicité
des moyens et des techniques les plus sophistiquées, ni dans la
virtuosité du métier du compositeur, ni dans la vaste ampleur
des uvres, mais avant tout dans sa dimension immensément
humaine - celle qui fait tellement défaut actuellement aux employés
virtuoses de l'ordinateur. Les uvres d'Eloy nous plongent dans "l'or
unique" où nous trouvons nos fantasmes d'adulte, d'enfant,
d'adolescent à la recherche d'une vérité profonde:
à la recherche de nous-mêmes en nous et dans le monde. C'est
cette dimension nomade, éternelle, hors-temps et avant tout fondamentalement
humaine qui fait la force attrayante des "spirales de la même
galaxie" dans la musique d'Eloy, Elle cherche, toujours à
nouveau, "le feu méditant": "Sa méditation
est le cur, c'est-à-dire l'ampleur du monde, celle qui éclaire
et abrite" (1).
IVANKA STOIANOVA
(1) Sur "le feu méditant",
cf. M. Heidegger: Alêthéia, commentaire d'Héraclite,
in Essais et conférences, Gallimard, 1958. p. 333.
Jean-Claude Eloy : Anâhata.
(Commande de l'Etat, création)
Centre Georges Pompidou (grande salle) 19, 20, 21 novembre (20 h 30).
Miyata Mayumi : shô - Shiba Sukeyasu : ryûteki - Takakuwa
Kenji: hichiriki - Arai Kôjun et Ebihara Kôshin: chant bouddhiste
shômyô - Michael Ranta: percussion - Jean-Claude Eloy: mixage
électronique - Dominique Bruguière: lumières - Guy
Noël: régie son.
Discographie
* Équivalences, pour 18 instruments.
Solistes du Domaine musical, Pierre Boulez (direction): Adès 14
022.
* Gaku-No-Michi ("Les Voies de la musique"), pour
sons électroniques et concrets. Studio électronique radio
NHK Tokyo: Adès 21 005 (album de deux disques).
________________________________________________
LIBÉRATION
Mercredi 19 Novembre 1986, n° 1711
MUSIQUE
"ANAHATA"
Eloy sort sa collection de timbres
Entre les goûts
de ce compositeur pour les musiques de l'Extrême-Orient et l'électronique,
un point commun: la passion du timbre. Qu'il assouvit à nouveau
largement avec les 3h 40 de sa nouvelle uvre.
Solitaire, irrécupérable
et incorruptible, Jean-Claude Eloy accumule tous les traits caractéristiques
du compositeur de légende. À Bordeaux, où Sigma donnait
la première audition de Anâhata, il a viré
l'éclairagiste, supportant mal son travail. Voilà pour commencer.
Les commandes qu'on lui passe ne sont jamais des ordres. Il accepte que
l'on finance uniquement les projets qu'il a choisis personnellement de
mener. Enfin, l'ère du clip, le style "elliptique" et
la concision nerveuse contemporaine, il s'en tape. Pour preuves, Gaku-No-Michi
(1977) dure quatre heure, à l'Approche feu méditant
(1983) toute une soirée, et Anâhata trois heures quarante.
Ceci mis à part, il est la gentillesse même, riant des aventures
dans lesquelles sa passion pour la musique contemporaine manque de l'entraîner.
Il raconte ses premiers concerts électro-acoustiques à Hong-kong,
Bandung ou Djakarta. À Bandung, 1000 personnes envahirent le gymnase
de I'université, suivant Ies banderoles qui annonçaient
"Electronic music". Tous ceux-là, qui attendaient du
rock, furent stupéfaits de découvrir cet anti pop star,
sans guitare, auquel on avait dégoté pour tout matériel,
une petite chaîne hi-fi.
Après une maigre démonstration, les explications durèrent
jusqu'à trois heures du matin [
] A Madras, après une
conférence, les Indiens ne peuvent pas concevoir qu'EIoy ne puisse
chanter sa musique à titre d'illustration. Moins tendre est le
souvenir de ce concert de 1977 où les musiciens de l'orchestre
de Paris retournèrent la partition sur les pupitres au milieu de
l'uvre en signe de condamnation du compositeur.
Eloy se définit comme un "fruit a-typique des années
60". Elève de Boulez à Bâle entre 61 et 63, il
se sent piégé dans ce courant exclusif. Il part à
Berkeley. Autre piège. La musique d'avant-garde américaine
est enfermée dans les universités. Aucun lien avec le public
non initié. L'académisme guette les professeurs (élèves
de Schoenberg qui émigra ici pendant la guerre) et leurs adeptes.
Néanmoins, Eloy s'y coupe des racines européennes. Développement
typique chez lui; le son est indépendant de toute école,
de toute civilisation. Il est le fruit de son expérience individuelle.
Il fréquente le Japon depuis 76, lui emprunte une belle collection
de timbres, mais fait sans difficulté le lien avec Wagner. Une
inspiration qui n'est en rien une conversion au monde oriental, cette
même passion du timbre l'avait mené auparavant à l'électro-acoustique.
Contre Boulez d'abord, qui condamnaît alors radicalement ce genre
après ses expériences infructueuses à Baden. Avec
Stockhausen ensuite, auprès duquel il fait la synthèse entre
musique concrète (sources naturelles retravaillées) de l'école
de Pierre Schaeffer et musique abstraite (vibrations amplifiées
de sources artificielles, du type oscillateurs), que Stockhausen développait
à Cologne.
Son travail propre est un mélange de considérations sociales
et sonores. "Vous ne composez pas pour recueillir des applaudissements
du public", remarquait un moine japonais Shômyô qui
participe à Anâhata. C'est le moins qu'on puisse dire.
EIoy considère le concert traditionnel comme une réunion
mondaine: "La musique doit avant tout mener assez loin du point
de vue spirituel, énonce-t-il, amener un dépassement
du stade spirituel quotidien dans une écoute approfondie et concentrée.
Le brio du virtuose impose certains caractères avec lesquels je
suis en porte-à-faux.
Je pense que toute la musique occidentale est basée sur l'intervalle.
Une fréquence, une note, paraît pauvre en elle-même.
Donc on se déplace vers une autre. La note elle-même n'a
pas d'importance. Tout est dans la succession. Le sérialisme pousse
cette théorie à l'extrême, malgré son caractère
révolutionnaire: la série réduit les préoccupations
aux seuls intervalles. Le point sonore peut être riche pourtant.
Dans le Coran, la vibration acoustique prend le dessus sur l'intervalle.
Le chant peut être monodique, statique, son ornementation en fait
la richesse. Même remarque pour les moines Shômyô. Ils
détonnent constamment. Ils ne chantent pas juste. Mais cette justesse
fait référence à l'intervalle, c'est la distance
exacte entre deux notes. Leur conception est celle d'un objet acoustique
qui prend des notes comme piliers: ils tournent autour"
Son détachement pour l'instrumentation conventionnelle - et réciproquement
son attachement à l'électronique - tient sûrement
au fait qu'il est lié à la musique d'intervalles. La meilleure
solution pour avoir des coudées franches et éviter le rejet
(voir Paris, 1977) c'est d'adopter un instrument neuf, vierge de tout
a priori.
Jean-Claude Eloy règne sur une formidable collection de timbres.
Son problème, c'est de la travailler. Sa marginalité (indépendance
ne veut rien dire) l'entrave. Il n'est pas dans les institutions. Les
studios, les universités, les centres de recherche? Leur planning
est surchargé (d'où le résultat médiocre,
conclut Eloy), leur accès difficile. Anâhata est en
souffrance depuis un an: "J'ai dû voler des nuits de studio
à Berlin, à l'INA, à Amsterdam - chaque lieu développe
sa spécificité - pour l'achever."
L'acharnement paye. Les couleurs d'Anâhata sont exceptionnelles.
Avec Eloy se réalisent les promesses de l'électronique.
On est loin des quelques timbres rabâchés sans cesse par
la musique de variétés ! Chaque insterprète (percussionniste,
moines vocalistes, flûtiste et joueuse de Shô - orgue à
bouche) y présente des sons, puis l'électronique intervient,
rediffuse ce qui a été joué en le modulant. Les cloches
métalliques émettent une vibration très basse, sourde,
et une harmonique très aigüe, les clochettes sont d'une sensualité
impudique, les cymbales à touche-touche vibrent dans un bruit de
fer blanc, avec tout cela Eloy crée un environnement sonore puissant,
élabore un univers dense.
Mais Anâhata dure trois heures quarante. Le festival d'Automne avait
passé commande pour une oeuvre d'une durée d'une heure trente
à deux heures. Eloy leur a apporté plus de quatre heures
de musique. Il a toléré quelques coupes. Pas plus. Il cite
comme un credo cet épisode au studio de Cologne où il resta
absorbé quinze minutes par un son alors qu'il voulait n'en enregistrer
qu'un échantillon de deux minutes : la complexité sonore
annule le temps [
]
CHRISTIAN LEBLÉ
Anâhata, 19, 20 et 21 novembre à
20 heures, Centre Pompidou, grande salle. Festival d'automne.
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Festival Sigma de Bordeaux :
SUD OUEST
(Bordeaux)
5 Novembre 86
S.A.C.E.M. / SIGMA
100 000 francs pour Jean-Claude Eloy
La vénérable
Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de
musique ne se contente pas de recueillir les droits d'auteurs. Elle peut
aider aussi la création de façon ponctuelle. C'est ainsi
qu'elle participe au montage financier de "Anâhata", l'uvre
du musicien Jean-Claude Eloy qui sera donnée en création
mondiale au prochain Sigma. [
]
DES SOUS POUR "ANAHATA"
Il s'agit de mettre la musique en liaison
avec d'autres arts et d'organiser autour des artistes ayant reçu
le grand prix de la S.A.C.E.M. diverses manifestations dans les régions.
C'est pour cette raison que cet organisme a concouru à hauteur
de 100.000 francs au montage de " Anâhata", l'uvre
de Jean-Claude Eloy, commande de l'Etat, qui sera donnée en création
mondiale au Conservatoire natio-nal de région de Bordeaux, le vendredi
14 novembre et le samedi 15 dans le cadre de Sigma.
Cette uvre, extrêmement onéreuse, est une des plus
belles pages de Jean-Claude Eloy dont on connaît le goût pour
la profusion. Nul doute que "Anâhata" sera longue, mais
elle résume ce-pendant la pensée du compositeur qui a couru
le monde entier pour pouvoir la réaliser. Jean-Claude Eloy a travaillé
en effet les bandes électro-acoustiques à Berlin et à
Amsterdam. Des instrumentistes du Gagaku viendront spécialement
du Japon pour interpréter "Anâhata"
Selon Jean-Claude Eloy, "Anâhata", c'est la vibration
primordiale, le son d'origine de toutes les choses. Cela méritait
bien un coup de chapeau particulier pour ce grand compositeur français
plus célèbre à l'extérieur qu'à l'intérieur
de nos frontières.
Jacques Chaban-Delmas, en présence de Gérard Calvi, représentant
Jean-Loup Tournier, président de la S.A.C.E.M., remettra à
l'occasion de Sigma, la médaille de la Ville de Bordeaux à
Jean-Claude Eloy.
FLORENCE MOTHE
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QUAIS
MAGAZINE IMMEDIAT
EDITION DU 14 NOVEMBRE 1986
"L'AUTRE ALLIANCE"
SIGMA 22 / BORDEAUX 1986
Ce soir l'Evènement.
Avec Anâhata de Jean-Claude Eloy,
coup de gong lointain.
"SI J'AVAIS ETE LE BIENFAITEUR
DE WAGNER
JE LUI AURAIS DONNE ENCORE PLUS DE MOYENS POUR CREER..."
JEAN-CLAUDE ELOY, INTERVIEW.
KF.: Pensez-vous que le musicien soit
encore aujourd'hui une machine du pouvoir?
J.C.E.: Il l'est encore très souvent
dans la mesure où la musique, particulièrement en France
est affaire d'état. La commande d'Anâhata ne fut évidemment
pas suscitée par l'état, mais proposée par le Festival
d'Automne à Paris. Ce combat permanent entre création et
institution est sensible dans la décision de durée de mes
pièces. Pour Anâhata, qui aurait pu évoluer sur cinq
heures, j'ai retranché une heure et demie afin que ce soit réalisable
dans les théâtres où le personnel technique fonctionnarisé
ne travaille plus au-delà d'une certaine heure.
KF.: Que pensez-vous du nomadisme de
la musique contemporaine présente et de ses actants?
J.C.E.: Si l'on effectue une analyse historique
des générations, je pourrais dire que j'appartiens à
l'Avant-garde des années 60, dans ce qui fut hâtivement nommé
post-sérialisme.
Le dogmatisme français ne convenant pas à mes structures
mentales, je décidai très jeune de partir en Californie,
où pensai-je, la combinatoire, la dialectique, en résumé
la synthèse de différents modes d'approche sonores, étaient
possibles. Les Etats-Unis étant ouverts aux initiatives, aux pluralismes
créatifs...
KF.: Si vous êtes remonté
au Shômyô, outre la philosophie qui le sous-tend, est-ce parce
que vous croyez un pont possible entre musique rituelle et musique occidentale?
J.C.E.: Il y a de cela... Les moines japonais
avec qui je travaille sont parfaitement conscients de cette dynamique
et attentifs à la synthèse résultant de nos propositions
musicales réciproques. Dans Anâhata, j'ai travaillé
sur la base de l'alphabet japonais, sur cinq voyelles principalement,
du A, vocable, du son primordial. Évoluant du A au O, en utilisant
les trames variables de l'aigu et du grave, j'ai pratiqué l'hiragana
qui associe voyelle et consonne. De ces chaînes, je constituais
quatre blocs dont le parcours s'individualisait en ellipses sonores afin
de reconstituer un diagramme.
Cette combinaison abstraite, curieuse pour la sensibilité japonaise
m'amena à accepter dans la trame musicale, des sortes de "mandalas",
petites structures sonores inventées par chacun des actants japonais.
À l'origine, les moines, outre les rites codés, possédaient
chacun leur propre "mandala" dans l'exercice de la prière.
KF.: Remplissez-vous la fonction du
matriceur ou pensez-vous l'associer au rôle du reproducteur?
J.C.E.: Je suis d'un certain point de vue
un continuateur, dans la mesure où je n'ai pas abandonné
l'idée de la composition, dans la mesure où j'utilise du
matériel électronique pour faire exister mon travail. Puisque
j'assimile de la manière la plus dialectique possible des matériaux
de tradition, je jette un pont vers d'autres échelles de valeur,
en l'occurrence le Shômyô. De la résultante du métissage,
je crée un objet vécu dans une autre histoire, dans un avenir
musicalement inédit. En ce sens je puis revendiquer l'idée
du matriceur.
KF.: Est-ce que la durée en musique
peut redéfinir les schémas de perception?
J.C.E.: C'est un phénomène
essentiel à mon travail. Le titre des uvres n'est jamais
posé au départ, il s'impose à mesure que le son évolue
ou se définit.
Le son est élaboré au sens sinusoïdal du terme. Il
s'agit d'une vibration immobile et tenue qui se fixe en évoluant
sans cesse. Cette vibration jusqu'à l'inaudible étant le
corps existentiel de toute musique.
Il n'y a pas de frontière entre le son et le bruit, même
le plus complet. J'utilise les bruits comme matériaux récupérés
de la nature, un peu à la manière de l'architecture japonaise.
Les sons glissés et continus sonnent comme du "nô",
leur calibrage me permet de recomposer un paysage sonore concret.
KF.: Quels dangers encourt aujourd'hui
le musicien institutionnalisé?
J.C.E.: L'Art est un processus ininterrompu,
un vaste champ d'expérience; il faut au créateur la force
de ce jeu minimum avec la société afin de dégager
l'essentiel, à savoir le créé. Ce jeu ne doit pas
aboutir à la réalisation d'une musique adaptée au
cadre, aussi tentateur fût-il. La structure commerciale minorise
de plus en plus la musique réelle, le substrat culturel étant
toujours en retard, le désintérêt pour l'instrumentation
étant complet le créateur n'a qu'une issue; constituer sa
propre musique, sans égards pour les académismes fussent-ils
contemporains et les contraintes d'un marché impérialiste.
Propos recueillis autour de crêpes
esthétiquement dégoulinantes de chocolat. Les bonzes sont
plus jouisseurs que jamais!
KATIA FEIJÒO
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QUAIS
MAGAZINE IMMEDIAT
EDITION DU 15 NOVEMBRE 1986
"L'AUTRE ALLIANCE"
SIGMA 22 - BORDEAUX 1986
LE SON PRIMORDIAL
LES
HOMMES
SONT
DES
VOCABLES
"Si le monde doit séparer
le monde des oiseaux et
celui de la cage, je serai
du côté des oiseaux."
John Cage
Précisément parce que notre
époque est complexe, l'idée d'un son primordial recouvre
sa valeur fondamentale.
Il est rare aujourd'hui d'affronter dans l'action musicale le champ perceptible,
d'une vastitude qui soit unitaire comme le fut hier soir la méditation
offerte d'Anâhata. Elle s'est hissée au rang du rite car
le rôle dévolu au corps (position, gestes et voix) les objets
(instruments musicaux) et la pensée s'associaient dans une égale
portance.
Grâce à la mutation progressive des rythmes évitant
tout heurt, nous entrions dans la liturgie formelle de l'accord parfait.
Devant l'absolue perfection de la cérémonie, l'émotion
artistique empruntait d'autres sentiers. Tête rasée, habillés
de longues chasubles, les deux moines assis sur leurs talons appelaient
d'autres images.
Le culte pur et dur du son défaisait l'idée de l'uvre
d'art comme fin en soi. Si le son, inlassable, refusait l'oppression,
la directivité, la division; c'est qu'il existait simultanément
au mouvement et à l'environnement, La multiplicité des centres
sonores, l'indétermination apparente, démontraient que le
processus l'emportait sur l'objet, Nous étions loin de la pratique,
dramaturgie occidentale, les vocalises chargées de symboles psalmodiant
l'ample spirale des voyelles et des consonnes de l'alphabet japonais,
ramenaient à nous un monde phénoménal.
Quand les officiants manipulaient les instruments, nous devinions qu'ils
réalisaient ces séries de mudras, ces gestes codifiés
des doigts et des mains que l'on retrouve sur les déités
japonaises et hindoues.
Il faut remarquer la souveraineté musicale de Jean-Claude Eloy.
À travers la référence au Shômyô, surgissait
cependant le monde qui nous entoure: technologie, sons industriels ou
naturels, bruits de vagues raptés. Le voyage/jeu du mixage des
sons indiquait le chemin de la connaissance.
Espace, temps, autonomie: le quotidien saisissait la vie, la nature, le
hasard durant la prière du Shô. Le parcours de l'instrument
quittant l'occident pour le Japon, abandonnait la musique pour nous lier
au silence.
Une mention toute particulière à Michael Ranta à
la percusssion, dont le travail était métaphore de l'acte
et du sentiment comme dans les théâtres d'extrême-orient,
où l'instrument est symbolique et fonctionnel à la fois.
Regrettons vivement l'audience limitée du public bordelais au concert
d'hier soir. Si l'art véritable est un moyen de prolonger la vie,
Anâhata avait cette qualité particulière d'une introduction
passagère à l'absolu.
KATIA FEIJÒO
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SUD OUEST
(Bordeaux)
Samedi 15 Novembre 1986
Les cloches de saint Eloy
La SACEM, le festival
d'automne et Sigma se sont unis pour monter l'uvre de Jean-Claude
Eloy
Durant plus de trois heures, le compositeur
Jean-Claude Eloy a exprimé hier, au centre André-Malraux,
ses rêves venus d'ailleurs.
Son ample symphonie, baptisée "Anâhata", requiert
un dispositif impressionnant de gongs, de cloches, de tambours, de crotales,
ainsi qu'une partie enregistrée et la prestation bien vivante de
moines bouddhistes chanteurs.
La SACEM, représentée par son président, Gérard
Calvi, le festival d'automne et Sigma se sont unis pour monter cette uvre,
commande de l'Etat.
Pour la réaliser, le compositeur a été obligé
de courir le monde et de passer près de deux mille heures dans
différents studios de mixage et d'enregistrement. [
]
La ville rendra un hommage officiel à Jean-Claude Eloy. M. Jacques
Chaban-Delmas doit lui remettre, en effet, tout à l'heure, la médaille
d'honneur de la ville de Bordeaux.
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SUD OUEST
(Bordeaux)
Samedi 15 Novembre 1986
SIGMA / CREATION DE "ANÂHATA"
Le Japon à portée de l'oreille
Quelques grappes de spectateurs pour
une oeuvre essentielle heureusement reprise ce soir devant, on l'espère,
un plus large public
Pour Jean-Claude Eloy, tous les chemins
mènent en Orient, surtout ceux qu'il emprunte dans ses images initiatiques.
"Anâhata", par sa durée même, ressemble à
une ample chevauchée. On parcourt déserts et ténèbres,
accompagné du chant plaintif et linéaire d'un ou de deux
moines bouddhistes. Cloches, gongs règlent lentement les stations
de ce voyage en Orient omnibus. Si les paysages sont variés, les
plans cependant sont nom-breux L'oreille perçoit un son étale,
à perte d'ouïe. La mélopée des moines module,
serpentant le long d'un bruit enregistré qui évoque la résonance
d'un lointain beffroi. L'univers de Jean-Claude Eloy est, à coup
sûr, un univers de solitude. On sent qu il recherche la vastitude
des espaces infinis. L'oreille occidentale n'est guère décontenancée
par les sonorités au demeurant raffinées, belles et grasses.
Elle découvre avec émerveillement les percussions inconnues,
la flûte rauque et les voix détournées des moines
japonais.
Chez Jean-Claude Eloy, rien n'est vraiment très violent, si bien
qu' "Anâhata" créé une sorte de tor-peur
musicale, irradiant la sérénité. Aucune sonorité,
aucun effet ne sent le clinquant ni le bazar. L'uvre est pleine
de dignité et de noblesse. On imagine que l'on entendra ce genre
de musique dans les secondes ultimes qui précèdent la mort.
L'étonnement provient de ce que la musique orientale, ce qu'on
en entend en tout cas dans les temples bouddhistes, est aussi éloignée
d' "Anâhata" que l'est une symphonie de Messiaen ou un
concerto de Mozart.
Jean-Claude EIoy se situe ailleurs, dans une autre galaxie, avec des références
personnelles, sans aucune relation à un autre langage précédemment
codifié. De plus, "Anâhata" vibre d'une poétique
interne. L'uvre pousse elle même ses propres développements
dont la linéarité affective n'a rien d'illogique. Au bout
d'un certain temps, on perd le sens de cette durée qui devient
biologique. On distingue, alors, les aspects minimalistes de la partition.
Jean-Claude Eloy s'est attaché à raffiner d'infimes détails.
On comprend qu'il lui ait fallu passer 550 heures à Amsterdam pour
traiter les sons, 450 heures à Paris pour venir à bout des
percussions, 250 heures de mixage à Genève, 870 heures de
manettes à Berlin et encore 740 heures devant les potentiomètres
d'Amsterdam Le succès d' "Anâhata" tient à
cette minutie. Si une uvre est "fermée", c'est
bien celle-là où toute la responsabilité est prise
par le compositeur lui-même, en quelque sorte chef d'orchestre de
cette longue nuit.
Le regret est, naturellement, que les Bordelais aient été
si peu curieux. Quelques poignées à peine s'étaient
déplacées au Centre André-Malraux, salle au demeurant
bien mal choisie pour pareille création. C'est évidemment
très dommage. Je souhaite qu'ils soient ce soir plus nombreux pour
écouter une uvre dont la beauté est loin d'être
le seul at-trait et pour découvrir ou mieux connaître ce
volcan endormi qu'est Jean-Claude Eloy, toujours hésitant entre
le grondement lointain de la base en fusion et le bourdonnement d'une
abeille.
FLORENCE MOTHE
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LE FIGARO
Lundi 17 Novembre 1986
MUSIQUE
"Anâhata" au Sigma de Bordeaux
Eloy en kimono
De notre envoyé spécial
À quarante-huit ans Jean-Claude
Eloy reste un enfant, c'est-à-dire un poète amoureux des
sons. L'air en vibration, voilà son oxygène à lui,
sa drogue. Il va chercher l'extase et la pureté originelle au bout
du monde, dans le secret des temples voués à Bouddha, d'où
il extrait pour son plaisir et pour le nôtre trois moines chamarrés,
chaussés de socques claquantes comme les souliers de Fred Astaire,
armés de flûtes à bec et traversières, de clochettes
de cuivre, de cymbales d'or et de gourdins pacifiques qui font chanter
d'antiques poteries.
Le voyage en Orient de Jean-Claude Eloy constitue son itinéraire
à la fois spirituel et musical depuis Shânti jusqu'à
cet Anâhata dont la création mondiale a eu lieu ce week-end
au Sigma de Bordeaux an attendant Paris (1). Près de quatre heures
de musique divisées an sections consacrées à un ensemble
impressionnant de percussions, à la voix, à un duo de flûtes,
à une sorte de concerto pour orgue à bouche et bande enregistrée.
La bande, omniprésente, constitue la basse continue de l'uvre.
Le résultat est d'une grande beauté plastique, la construction
d'une rare complexité, alliant l'enregistrement d'un bruit (le
ressac) et la réfraction, la transformation du son par la manipulation
électronique.
Sur cette imposante tapisserie sonore souvent réduite à
une longue pédale, à un mugissement, à un ronflement
de quelque machine cosmique où chacun reconnaîtra le tonnerre,
le tremblement de terre ou le mugissement du vent, Jean-Claude Eloy à
inscrit la broderie subtile des timbres vivants de la voix orante ou des
instruments rituels. Eloy a jeté par-dessus bord la tradition occidentale
pour chercher son salut au plus lointain Orient.
C'est là qu'il trouve son accomplissement, son nirvana, ou plutôt
son Anâhata. Tiré du sanscrit, le titre de sa dernière
épopée sonore eût captivé Georges Dumézil
! Évoquant à la fois le "souffle" en allemand
(Atmen) et notre "atmosphère", "Anâhata"
signifie ici le son primordial, originel, celui d'où procède
toute musique voire toute chose, toute vie, car pour Eloy "au commencement
était le son". C'est là sa Bible
[
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JACQUES DOUCELIN
(1) Festival d'automne au centre Georges-Pompidou,
les 19, 20 et 21 novembre, à 20 heures.
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LE MONDE
18 Novembre 1986
"Anâhata", d'EIoy, au SIGMA de Bordeaux
Le son originel de l'univers
"Je ne cherche pas la perfection,
mais plutôt les chemins qui mènent
vers de nouveaux horizons."
Cette parole de Nietzsche, placée
en épigraphe du vingt-deuxième SIGMA, pourrait bien également
éclairer la démarche solitaire de Jean-Claude Eloy. Sa nouvelle
uvre, Anâhata, créée vendredi dans la belle
salle du conservatoire de Bordeaux, s'enfonce dans la voie, jalonnée
depuis douze ans par Shânti, Gaku-no-Michi et Yo-In;
une musique en prise sur la mystique orientale qui fait de plus en plus
appel aux instruments et aux instrumentistes de traditions différentes
des nôtres.
Il y a deux ans, Eloy a même donné à Tokyo une partition,
A l'approche du feu méditant, que nous avons peu de chances
d'entendre en Europe car elle exige deux churs de moines bouddhistes
et vingt-sept instrumentistes du gagaku.
On trouve plus modestement dans Anâhata deux moines, un hautboïste
et un flûtiste japonais, une joueuse d'orgue à bouche, Mme
Miyata, avec Michael Ranta, percussionniste, tous ces musiciens dialoguant
avec d'amples méditations électro-acoustiques qui souvent
paraphrasent les mêmes sonorités instrumentales.
Il est bien difficile de décrire en peu de mots une uvre
qui dure plus de trois heures et demie, fait appel à des catégories
philosophiques et musicales inusitées et, de plus, change de forme
à chaque exécution. Les cinq "univers" qui la
composent s'interpénètrent, leur "galaxie" évoluant
selon la disposition d'esprit du compositeur.
À Bordeaux, c'était d'abord un concert de mille cloches,
crotales, plaques de métal thaïlandaises et indiennes, gongs
et percussions de toutes sortes. On baignait dans un univers sonore fondamental,
d'une extraordinaire beauté.
Puis les deux moines sont venus chanter, selon les principes du shômyô,
la psalmodie bouddhiste, une partition composée par Eloy sur des
phonèmes japonais, et l'on éprouvait quelque gêne
devant ce qui pouvait apparaître un simulacre de cérémonie
sacrée.
Enfin, la dernière partie, pendant plus d'une heure, tournait autour
du "shô", l'orgue à bouche du gagaku qui a inspiré
la première idée de l'uvre. Anâhata est
en effet un mot sanskrit qui se réfère à la "
vibration primordiale ", son originel de l'univers qui n'est produit
par aucun choc, qu'on pourrait identifier au bourdonnement de l'abeille,
à un grondement lointain, à un fleuve, à des cloches
de temple pétrifiées. Il y a de tout cela dans les sonorités
extatiques de l'orgue a bouche qu'Eloy a magnifié ici, tantôt
dans ses sonorités les plus ténues, tantôt dans d'immenses
développements travaillés sur la bande magnétique
avec d'autres éléments cosmiques.
Malgré de grandes beautés, l'uvre déconcerte
de prime abord. Le temps y est distendu à l'extrême et la
contemplation ne semble pas toujours vraiment nourrie par les sons, en
l'absence d'une respiration dramatique plus marquée, au point que
l'attention anesthésiée a quelque mal à se maintenir.
Mais c'était déjà le cas pour Gaku-no-Michi; il faudra
donc attendre de mieux connaître "le son originel de l'univers".
JACQUES LONCHAMPT
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DIAPASON
Janvier 1987
ORIENT-OCCIDENT
À BORDEAUX
Sous le titre "L'autre alliance",
Sigma présentait plus de cinquante manifestations, dont dix créations
mondiales ou françaises. Anâhata, de Jean-Claude Eloy, était
l'une des plus attendues.Salle du conservatoire André Malraux.
Au sol: diagramme en croix, les cinq noms du Bouddha, en sanscrit. Sur
la scène, dans une obscurité d'avant la naissance du monde,
une forêt luisante de per-cussions (chinoises, thaïlandaises).
Un son, à peine audible, au-delà du visible. "Anâhata",
concept philosophique indien, qui se réfère à la
"vibration primordiale", au "son d'origine de l'univers",
son "non frappé" ... Dans l'ombre, un percussionniste
(Michael Ranta) éveille les cloches ("sons frappés").
Un moine entre, s'assied, ponctue son chant intériorisé
qui ressemble au rite traditionnel, mais est écrit note par note
par le compositeur. Ce qu'il lit en filigrane, dans l'aura d'une musique
électro-acoustique qui I'entoure, le porte ou lui répond,
est un autre souffle. Nous le découvrirons après avoir cheminé
à travers cinq univers. Long voyage immobile (3 heures 40) comme
l'était "Gaku-No-Michi" et "A I'approche du feu
méditant" (Tokyo 83). Cet autre souffle - le "Om"
de Stockhausen, en des uvres plus spectaculaires mais proches -
est ici révélé, au sens mystique, par le Shô,
dont joue mademoiselle Miyata, agenouillée, l'orgue à bouche
cachant à demi son visage énigmatique.
Cinq solistes japonais du Gagaku, deux moines, un percussionniste, confrontent
les paysages sonores et les rêves profonds. La musique électroacoustique
autour d'eux se dilate et se rétracte comme la lu-mière
ou la Vague d'Hokusaï, ap-portant la rumeur lointaine du monde concret,
ou le chant de l'abstraction lyrique. Autour de la pièce de Shô
(qui serait mieux au centre de l'uvre, peut-être, qu'à
la fin, car tout tourne autour d'elle, lentement "comme des pla-nètes")
passent les longs dialogues de Hichiriki (sorte de hautbois) ou de la
petite flûte. Les chants des moines sont des métamorphoses
de phonèmes à partir d'alphabets japonais. Arai Kojun et
Ebihara Koshin nous conduisent vers l'Eveil. Jean-Claude Eloy jette un
pont entre deux cultures. Il chemine vers...
MARTINE CADIEU
Revue
EUROPE
Janvier 1987
LA MUSIQUE
Par Martine Cadieu
ANÂHATA DE JEAN-CLAUDE ELOY
Création mondiale à Bordeaux Sigma 22 où "l'autre
alliance".
Ce festival contemporain garde pour leitmotiv
la phrase de Nietzsche: "Je ne cherche pas la perfection mais plutôt
les chemins qui mènent vers de nouveaux horizons". Cinquante
manifestations, dix créations mondiales ou françaises, dont
celle de la longue uvre méditative de Jean-Claude Eloy.
Eloy pense que les civilisations fortes, dont la culture est toute vive,
peuvent s'affronter et s'enrichir réciproquement. Il y a longtemps
qu'il écoute les musiques indiennes et japonaises, se penche vers
les philosophies de ces pays. Aujourd'hui il a fait l'expérience
d'un extraordinaire travail avec des moines musiciens du Japon. Il n'emprunte
pas à leur musique des lambeaux sonores, mais écrit note
par note tout ce qu'ils vont jouer et chanter, après avoir été
passionnément attentif à leurs voix, à leurs inclinations
profondes.
Sur la scène de la salle André Malraux, au sol, en croix,
le nom du Bouddha calligraphié de cinq manières.
"La prédominance du chiffre cinq dans Anâhata (cinq
univers, cinq musiciens japonais, cinq voyelles autour d'un centre), ne
doit pas être mise en relation avec les cinq éléments
de la Chine: cinq est simplement un bon chiffre formel; c'est aussi un
chiffre bouddhiste." Cinq parties nommées "univers",
dont l'âme serait peut-être l'instrument appelé "Shô",
orgue à bouche, dont joue divinement Mlle Mayumi Miyata.
Devant vous, dans l'ombre qui doucement s'éclaire, comme avec la
montée du jour: percussions, cloches, grands gongs. Un moine s'agenouillera,
puis un autre. Ils chanteront. Le percussionniste fera surgir les sons
de l'invisible, et vous croirez reconnaître le vent, la pluie, la
mer, la longue vague peinte par Hokusai, dans un mouvement infini. Le
temps n'existera plus.
En réalité l'uvre est longue: presque cinq heures.
Il faut s'abandonner tout en restant l'esprit "en éveil",
et au fond cela n'est pas très difficile, car ces musiciens rares,
dans leur intériorité, leur jeu de réponses et d'attentes,
- joueurs de flûte, de hautbois - savent vous retenir. La musique
de Jean-Claude Eloy s'apparente ici à celle d'une création
à Tokyo, A l'approche du feu méditant pour orchestre de
Gagaku.
"Tantôt il s'agit d'entendre au cours d'une profonde méditation
le son primordial (Anâhata) ou bien de diriger l'énergie
résidant en nous. Le son n'est pas résultat du choc de deux
objets, mais surgit par lui-même" écrivait Alexandra
David-Neel. L'âme, dans la musique d'Eloy, "flamme immobile
dans un espaoe sans le moindre souffle de vent" ne saurait être
retenue, prise. Mais elle se glisse en nous, comme l'eau, la lumière
du ciel. L'apport du monde électro-acoustique qu'Eloy connaît
bien (comme son aîné Stockhausen) élargit chaque souffle
et met autour des sons, du jeu du "Shô", du chant bouddhique,
une "aura". On dirait que la musique se dilate ou se rétracte
comme la lumière. C'est un long voyage immobile. Et ce son "non
frappé", "non entendu", existe là tout simplement,
il EST.
L'ordonnance des cinq "univers" peut varier. Il semble que la
pièce de "Shô", où l'on reconnaît
plus particulièrement l'écriture du compositeur, d'un grand
raffinement, d'une grande complexité, devrait être placée
au centre de ces galaxies doucement tournoyantes, dans lesquelles nous
voyageons. Seule réserve: Eloy exploite tellement à fond
chacune de ses découvertes, qu'il ne laisse plus d'espace libre
à notre rêve actif.
MARTINE CADIEU
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