"Au-delà des anciennes frontières"
notice biographique sur Jean-Claude Eloy
par
Ivanka Stoïanova
Docteur en Musicologie
Professeur à l'Université de Paris VIII

Jean-Claude Eloy est un compositeur français né à Mont-Saint-Aignan (près de Rouen) le 15 Juin 1938.

Après des études au Conservatoire de Paris (premiers prix de piano, musique de chambre, contrepoint, ondes Martenot, composition chez Darius Milhaud), Eloy suit les cours d'été de Darmstadt avec les enseignements de Henri Pousseur, Hermann Scherchen, Olivier Messiaen, Pierre Boulez, Karlheinz Stockhausen, puis en 1961-63 la Master Class de composition de Pierre Boulez à la Musikademie de Bâle (Suisse). Rencontres avec Stockhausen dans le cadre de ce cours.

De cette époque datent une vingtaine de pièces de jeunesse pour voix, piano et ensembles de chambre fortement marquées par les recherches de l'avant-garde des années 60.

Ses premières œuvres jouées en public sont "Etude III" pour orchestre et "Equivalences" pour 18 musiciens: nées dans l'élan musical des années 60, elles sont rapidement connues par des exécutions marquantes sous la direction de Pierre Boulez, Ernest Bour, Michael Gielen, Bruno Maderna, Arthur Weisberg, etc.

En 1966-68 Eloy est professeur invité à l'Université de Berkeley (Californie). Ses œuvres s'ouvrent à l'influence plus consciente, philosophique et esthétique, des cultures de l'Asie, sans rien rejeter de la complexité conceptuelle occidentale.

Les œuvres des années 70 - "Faisceaux-Diffractions" pour 28 instrumentistes et surtout "Kâmakalâ" pour 3 orchestres, 5 groupes de chœur et 3 chefs -, témoignent de cette orientation et divisent la critique, tout en recevant le soutien de nombreuses personnalités dont Olivier Messiaen.

Invité en 1972-73 par Karlheinz Stockhausen au Studio de musique électronique à la Radio de Cologne (WDR), Eloy donne libre cours à sa nécessité profonde d'exploration du timbre et d'expérimentation avec le temps musical: "Shânti" pour sons électroniques et concrets est remarquée par la richesse de son matériau sonore et l'ampleur de ses dimensions temporelles. Certains parlent du jaillissement de l'abstraction lyrique dans le contexte de la musique électronique, d'autres y remarquent l'influence de concepts orientaux: le son comme source et origine, célébration et méditation, rite ou magie.

"Fluctuante-Immuable" pour orchestre traduit la recherche de transmettre à la matière orchestrale les découvertes sur la perception statistique faites en studio. Lors de sa création l'œuvre provoque scandale, autant avec l'orchestre qu'avec le public, également non habitués à la spécificité et la richesse timbrale inspirées par l'expérience en studio.

En 1977-78 Eloy produit, avec l'appui du Studio électronique de la Radio de Tokyo (NHK), "Gaku-no-Michi", vaste fresque de sons de près de 4 heures, qui se réfère par sa forme au cinéma et qui génère son architecture mouvante à partir de relations dialectiques entre matériaux concrets (sons de la vie quotidienne au Japon) et abstraits (électroniques).

En 1978-79, à l'invitation de Yannis Xenakis, Eloy collabore avec le Cemamu et réalise sur la machine UPIC "Etude IV", œuvre poussant à leurs extrêmes limites les possibilités de cet outil technologique.

"Yo-In", musique pour un rituel imaginaire en 4 actes, couvrant une soirée entière et réalisée en 1980 aux studios de l'Institut de Sonologie à Utrecht, témoigne d'une nouvelle orientation: un personnage-percussionniste utilisant une quantité considérable d'instruments de toute origine, crée une action sonore ou rite musical en élaborant continuellement un réseau complexe de relations entre l'instrunentarium des percussions et la partie électronique réalisée en studio à partir des mêmes sources acoustiques.

"A l'approche du Feu Méditant" marque encore un nouvel élargissement de la démarche du compositeur. Commande du Théâtre National du Japon (Kokuritsu-Gekijo), l'œuvre est écrite spécialement pour l'orchestre d'instruments traditionnels du Gagaku et deux chœurs de moines bouddhistes, pour lesquels le compositeur inventera une notation graphique adaptée.

Poursuivant dans le même voie, Eloy tente avec "Anâhata", dont la partie électroacoustique est réalisée dans 4 studios européens - Sweelink/Amsterdam, TU/Berlin, ART/Genève et GRM/Paris - une nouvelle synthèse des matériaux humains et ceux produits avec les nouvelles technologies. Cette œuvre unifie les vastes proportions du travail électroacoustique expérimenté dans Gaku-no-Michi, la richesse des percussions et la ritualisation de Yo-In avec l'intégration créative de voix et instruments provenant de civilisation non-occidentale, en l'occurrence japonaise: deux moines bouddhistes-chanteurs et les instruments shô, ryûteki, hichiriki.

Après avoir consacré du temps à diriger la création d'un centre de recherche musicale (CIAMI) en collaboration avec le Ministère de la Culture (1983-1988), Eloy se dégage de toute dépendance institutionnelle et se consacre à la composition du cycle "Libérations" (devenus ensuite : "chants pour l'autre moitié du ciel"). Dans "Butsumyôe" (composé pour la soprano japonaise Yumi Nara) et "Sappho Hikètis" (composé pour la vocaliste espagnole Fatima Miranda), Eloy explore les possibilités de la voix féminine et ses élargissements inouïes en retrouvant les accents de musiques ethniques imaginaires librement réinventées.

Oeuvre réalisée au studio de la WDR à Cologne et composée pour Junko Ueda, jeune soliste de Satsuma-Biwa, maîtrisant les techniques vocales du Shômyô, du Gamelang de Java, ainsi que de la musique occidentale, "Erkos" approfondit la synthèse recherchée entre des sources sonores multi-culturelles non-standardisées, dépassant l'opposition entre l'ancien et le nouveau en confrontant et en unifiant des matériaux rares issus des civilisations les plus anciennes comme des technologies les plus récentes.

En 1991-92 Eloy est invité à Berlin par la DAAD, ville où il a résidé régulièrement depuis, en alternance avec Paris.

Tout en restant attaché à l'emploi de solistes évoluant hors des limites habituelles ("Galaxies" avec Junko Ueda), Eloy cherche dernièrement le dépassement et la synthèse des étapes successives de son parcours, entre autre à travers la pratique du « home studio » et l'utilisation de l'informatique grand public. Ses oeuvres récentes sont : "Gaia-Songs" (1992, révision 2015) ; "Electro-Anâhata" (révision 2013) ; "Galaxies Full-Electro" ; "l'Anneau des Sept Lumières" (1994-95, 2013) ; "Etats-Limites" ou les cris de Petra (2013) ; "Le Minuit de la Foi" (2014) autour de quelques phrases d'Edith Stein...

Partitions publiées par Heugel, Amphion, Universal (Vienne). Disque LPs publiés par Adès, Erato, Harmonia Mundi. En 2004, il fonde en autoproduction le label « hors territoires » afin d'aider à la publication de ses textes, livres et disques. Le catalogue de hors territoires comprend actuellement vingt-neuf CDs, répartis en différents albums, ainsi que sept livres (bi-lingue : Anglais / Français).

Parmi ses distinctions: Prix de la Biennale de Paris 1963, Grand prix de la musique symphonique de chambre SACEM 1971, Grand prix de l'Académie Charles Cros 1974, Grand prix National de la musique, Ministère de la Culture 1981, Chevalier de l'Ordre des Arts et Lettres 1983, Grand prix de la musique symphonique 1985.

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Musicien de culture extrêmement vaste et esprit fort et libre, Eloy a toujours évolué hors des courants, des institutions et des chapelles.

Élève préféré de Pierre Boulez au cours des années 60, il se détache très rapidement de l'influence des maîtres de l'avant-garde pour se consacrer à sa propre recherche. Effaçant systématiquement les distances dans l'espace et dans le temps, ses œuvres érodent et dépassent, chacune à sa façon, les anciennes frontières entre la tradition occidentale entièrement assumée et les musiques savantes extra-européennes.

Appartenant à la première génération de compositeurs à formation double très solide - formation classique de conservatoire, ainsi que formation continue assimilant toutes les technologies nouvelles aux services de la musique - Eloy réalise dans ses œuvres des synthèses uniques de traditions musicales diverses en bousculant les habitudes établies. L'utilisation d'instruments et de techniques spécifiques étrangers à la tradition occidentale et les dimensions temporelles souvent extrêmement vastes de ses œuvres demandent une modification considérable de nos capacités d'écoute.

La recherche compositionnelle d'Eloy vise toujours la création véritable étrangère à toute imitation ou goût d'exotisme et libérée des carcans de la musique étroitement nationale et étroitement européenne.

Ses œuvres témoignent avec force d'une synthèse productrice de nouveau, ignorant les limites de l'espace et du temps et en soumettant des voix, des instruments, des techniques, des éléments de cultures d'ailleurs à sa recherche puissante et naturelle des moyens les plus adéquats à la réalisation de ses projets compositionnels.

Les œuvres d'Eloy s'enchaînent souvent dans une véritable complémentarité: "Kâmakalâ" est pensée comme déploiement progressif de la force vitale primordiale, comme la naissance des mondes; "Shânti" est la manifestation de cette énergie contradictoire dans ses longues métamorphoses à travers la vastitude des déploiements sonores. Conçue comme œuvre du type "éternel retour", Shânti peut recommencer sur lui-même, mais aussi s'arrêter au moment où l'on peut insérer un nouveau Kâmakalâ.

D'une manière semblable, "A l'approche du Feu Méditant" et "Anâhata" se succèdent selon la logique du mouvement à l'intérieur d'une même galaxie.

"Sappho Hikètis", "Butsumyôe", "Erkos", "Gaia", font partie aussi d'une nouvelle galaxie ouverte, explorant librement les ressources vocales, les possibilités des technologies les plus récentes, mais surtout la richesse illimitée des cultures "autres" dans un dialogue extrêmement enrichissant.

Compositeur solitaire ayant réussi une des synthèses les plus significatives dans la musique du XXe siècle (électronique et acoustique, mais encore traditions non-européennes et tradition occidentale) Eloy pose et résout dans ses œuvres de façon convaincante un des problèmes essentiels de notre temps: la relation à l'autre, à l'étranger, au différent non pas en tant qu'objet de curiosité, d'admiration ou de soumission, mais en tant que source vitalisante de l'inspiration créatrice.

Dr. Ivanka Stoïanova

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